L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme (3/3)

Quant à Scylla, j’ai préféré ne pas leur en parler : trop accablant, trop improbable… De terreur […] ils auraient tout laissé en plan(Odyssée, chant XII)

 

Nous atteignons la dernière étape de notre voyage à travers le livre de Michael J. Goldberg Travels with Odysseus: Uncommon wisdom from Homer’s Odyssey. Ulysse a pu, grâce à Circé, revenir de l’Hadès et résister aux sirènes (voir L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme 2/3), il doit affronter maintenant Charybde et Scylla.

Charybde et Scylla. Le troupeau d’Hélios, ça passe ou ça casse avec les Trois !

Circé a ensuite indiqué à Ulysse qu’il devrait franchir un étroit passage qui le conduirait d’abord devant Scylla, un monstre à six têtes dévoreur d’hommes, et dans les eaux où Charybde, un monstre sous-marin provoque un tourbillon qui submerge tout ce qui l’entoure. Le seul moyen d’éviter Charybde est de passer le plus près possible de Scylla et de perdre des hommes mais s’il ne le laisse pas faire, ils seront tous emportés par le tourbillon de Charybde.

 

Charybde et Scylla, le détroit de Messine. La Sicilia in Rete: Places of the myth of Ulysses

 

Ulysse tente le passage en force

Mais Ulysse ne se résigne pas, il refuse de perdre des hommes et veut combattre Scylla sans tomber dans les griffes de Charybde. Circé lui a bien expliqué que c’est impossible, un homme pour chaque tête de Scylla, six en tout, c’est le prix non négociable !

La seule manière de sortir de cette situation est d’accepter des pertes nécessaires pour éviter une destruction complète et atteindre son objectif. Ni l’intelligence, ni l’imagination ne sont ici d’aucun secours ! Il faut aller de l’avant, rester concentré sur la tâche et en mettant sa fierté de côté. Il faut être rapide et efficace mais sans se précipiter. Pour naviguer entre Scylla et Charybde, il faut garder son objectif en tête et ne penser qu’à la réussite finale, sans regrets pour les pertes qui en découlent. Impossible de chercher à les éviter ou de préserver sa fierté ou sa vanité. C’est le résultat qui compte, pas le processus ! Inutile de compter sur son charme, son arrogance ou ses talents de négociateur, Ulysse va devoir les oublier s’il veut sortir de cette situation.

 

Nous savons que nous sommes entre Charybde et Scylla quand il faut choisir entre des pertes significatives ou la destruction complète, sans état d’âme. C’est l’efficacité et le résultat final qui comptent. Les paramètres pour mesurer le succès sont clairs : la réussite finale du projet ! Pour franchir ce passage entre Charybde et Scylla, nous devons être au clair sur les objectifs et sur ce qui est considéré comme une victoire. Il faudra rester flexible sur la tactique, les plans vont devoir être réajustés au fur et à mesure, rester toujours en mouvement sinon Scylla va se servir une deuxième fois. Accepter que Scylla va prendre sa part quoiqu’il arrive et continuer d’avancer sans s’appesantir sur les pertes.

 

L’erreur fatale d’Euryloche

Circé et Tirésias ont bien prévenu Ulysse : ni lui, ni ses hommes ne doivent approcher de l’île du Soleil et encore moins s’en prendre au troupeau d’Hélios. La vengeance de celui-ci serait terrible !

L’équipage est fatigué et veut quand même accoster. Ulysse leur fait promettre qu’ils ne toucheront au troupeau sous aucun prétexte. Les vents contraires vont les empêcher de quitter l’île et au bout de quelques jours, les provisions fournies par Circé s’épuisent. L’équipage profite d’un moment de distraction d’Ulysse et s’en prend aux bêtes qu’ils vont dévorer, guidés par Euryloche qui rationalise et excuse leur méfait en prétendant que dès leur arrivée à Ithaque, ils bâtiront un temple à Hélios et lui feront de magnifiques présents pour compenser leur faute. Euryloche se croit plus fort que les dieux, il pense pouvoir leur tenir tête et les convaincre.

 

Pellegrino Tibaldi (1527 – 1596).  I compagni di Ulisse rubano i buoi del Sole

 

Hélios, furieux, demande à son père, Zeus, d’intervenir. Une terrible tempête va détruire le navire et seul Ulysse, qui n’a pas consommé la viande des animaux sacrés, va survivre accroché à un mât.

Cette colère divine n’est pas sans rappeler celle de Dieu dans le Sinaï quand le peuple, inquiet de l’absence de Moïse, se décide à vénérer le veau d’or construit par ses propres mains. Dans un cas comme dans l’autre, la faute est la même : ne pas suivre les consignes divines, se mettre à la place du dieu. C’est l’arrogance de se croire plus intelligent que Dieu, de pouvoir négocier avec lui, de penser pouvoir le tromper en jouant au plus malin. Ne pas être eux-mêmes mais se conformer à une image brillante qu’ils ont voulu se donner, voilà la faute que l’équipage d’Ulysse va payer de sa vie.

Maintenant Ulysse est complètement seul, nu et affamé. Au bout de neuf jours il va échouer sur le rivage de l’île d’Ogugiè, chez la déesse Calypsô.

 

Calypsô, séjour au paradis des Deux

 

Cette île est un lieu paradisiaque et Calypsô et ses nymphes s’emploient à prendre soin d’Ulysse de toutes les manières possibles. Ses désirs sont anticipés et elle se l’attache par ses faveurs, le gardant ainsi sous sa coupe pendant sept ans. Elle répond à tous ses désirs, sauf à celui de retourner à Ithaque et de retrouver Pénélope et la vraie vie. Ulysse se languit de sa femme mais n’a pas le courage de s’arracher à cette vie de commodités et de sensualité, dans laquelle Calypsô le maintient.

 

Jan Brueghel l’Ancien. Ulysse et Calypso (c. 1616).  Johnny van Haeften Gallery, Londres.

 

Calypsô, c’est cette personne qui vous voue une forme d’adoration et qui se plie à tous vos désirs, vous gardant ainsi sous sa coupe et annulant toutes vos tentatives de libération. C’est ce lieu où nous nous sentons si bien que nous n’en franchissons plus les limites, alors que nous ne sommes qu’à quelques pas de notre but ultime.

L’immortalité en cadeau

Calypsô va jusqu’à lui offrir l’immortalité dans ce paradis de plaisirs en échange de l’abandon de ses projets de retour à la maison. Mais Ulysse va démontrer qu’il est un héros : il refuse cette immortalité et continue de se languir de Pénélope et d’Ithaque.

Ses lamentations vont finalement atteindre Athéna qui, du mont Olympe, se penche sur son protégé et décide d’aller convaincre son père Zeus qu’Ulysse a bien assez souffert. Athéna sait défendre sa cause et Hermès est envoyé chez Calypsô pour lui donner l’ordre de libérer Ulysse.

Calypsô, bien que furieuse envers les dieux, va se montrer généreuse envers Ulysse et lui apporte tout ce dont il a besoin pour rentrer à Ithaque. Elle se montre sous son meilleur jour et lui fournit une assistance aussi personnalisée que l’excès d’attentions dont elle l’avait couvé précédemment. Elle redonne espoir à Ulysse qui se met en route vers son destin.

 

Arnold Böcklin. Ulysse et Calypso (1882). Kunstmuseum, Bâle

Nous sommes sur l’île d’Ogugiè lorsque nous pensons être à l’endroit dont nous avons toujours rêvé, bénéficiant de la présence magique et délicieuse d’une Calypsô qui nous prodigue des services et attentions sur mesure qui nous font nous sentir importants. Certes, en échange elle nous demande de nous mettre sous sa dépendance et de lui donner toute l’admiration et affection qu’elle mérite. Au fond de nous-mêmes, nous percevons que ses flatteries et ses cadeaux ne nous nourrissent pas vraiment, et qu’elle ne nous offre qu’une pâle copie de notre vrai «chez-moi ».

Il est important que nous soyons au clair sur ce qui compte réellement pour nous, nous devons comprendre que Calypsô ne peut contrôler que les domaines sur lesquels nous acceptons de dépendre d’elle. La sagesse et le bon sens d’Athéna seront la meilleure assurance pour éviter de tomber dans les pièges de Calypsô. Apprenons à exprimer clairement nos besoins sans demandes ni excuses car Calypsô peut, si elle souhaite, y répondre magistralement. N’oublions pas de remercier Calypsô de la manière la plus spécifique possible et en rendant justice à ses qualités.

 

Les Phéaciens, Ulysse est remis sur le droit chemin par les Un

Poséidon, à son retour, découvre et laisse éclater à nouveau sa vengeance. Une gigantesque vague va projeter le radeau d’Ulysse sur la côte de Skhérie, l’île des Phéaciens, d’habiles navigateurs. Athéna le garde sous sa protection et envoie Nausikaa, la fille du roi, à sa rencontre. Ulysse perçoit qu’il est important ici de garder les formes et s’adresse avec courtoisie et modestie à la princesse. Elle va lui donner de quoi se laver et s’habiller afin de se présenter dignement au palais.

W. Heath Robinson (1872 – 1944). Nausicaa and her maidens bringing food and wine to Odysseus.

 

Ici, les apparences et les bonnes manières sont très importantes et Ulysse va réussir à s’attirer les bonnes grâces du roi Alkinoos et de la reine Arètè. Les Phéaciens sont des gens de devoir et ils considèrent le leur de venir en aide aux voyageurs. Ils lui demandent en échange de passer une nuit chez eux et de participer activement à leurs jeux pour leur montrer ce dont il est capable et la meilleure expression de lui-même. Pour les Phéaciens, il est important de donner le meilleur de soi-même, de garder les formes et de respecter les conventions. Ils ne se laissent pas emporter par leurs émotions et restent courtois, s’appuyant sur leurs principes, faisant leur devoir, habitant dans des maisons élégantes et parfaitement rangées. Le palais d’Alkinoos et son jardin sont parfaits.

Le devoir avant tout !

Le sens du devoir des Phéaciens va les pousser à aider Ulysse, même au risque de fâcher un dieu de l’Olympe. Ulysse doit, pour répondre à leur demande, dire qui il est et raconter son aventure. Il est arrivé à un point où il se doit de raconter son histoire avec honnêteté, ses erreurs et ses succès, ce qu’il a appris, où il a agi avec sagesse et où avec ignorance. Ils chargent Ulysse de trésors, de beaux vêtements, d’or et de bronze et ils le remettent sur la route d’Ithaque.

Les Phéaciens ont leur part sombre, c’est celle qui les pousse à « bien » faire, quoiqu’il advienne et à reprendre et corriger ceux qui ne le font pas. Nous rencontrons des Phéaciens dans la vie de tous les jours et dans les institutions où aucune erreur n’est tolérée, où les standards à respecter sont plus importants que les objectifs qu’ils sont censés servir.

Nous savons que nous sommes chez les Phéaciens lorsque le plus important est la vertu : bien faire et apprendre aux autres à toujours faire de leur mieux et plus. Ici, la qualité est le mot d’ordre au risque de tomber dans la rigidité et le jugement. Les habitants veulent être organisés et honnêtes, pour eux il y a une bonne manière de bien faire et ils ont l’obligation de la discerner et de la suivre. Pour survivre chez les Phéaciens, il nous appartient donc de comprendre clairement quel est notre devoir. La prise de décision est basée sur des principes et il est inutile de chercher à faire « vite ». Nous devons respecter l’autorité en place, suivre la ligne hiérarchique, respecter les traditions et les anciens. Il est important de faire preuve de vertu et de le montrer, inutile de cacher nos compétences. Tout le monde doit être impliqué et participer. Nous devons honnêtement « dire notre histoire » pour établir notre valeur.

 

Claude Lorrain (1604 – 1682). Scène portuaire avec le départ d’Ulysse du pays des Phéaciens. Musée du Louvre

 

Retour à Ithaque

Ulysse arrive enfin à Ithaque où il se fera connaître ou reconnaître par ses proches et par Pénélope elle-même. Il lui reste maintenant à accomplir sa dernière mission pour se réconcilier avec Poséidon : aller à l’intérieur des terres avec sa rame jusqu’à trouver une personne qui ne reconnaisse pas cet objet (quelqu’un qui n’aura donc jamais vu la mer et ne connaisse pas Poséidon, son dieu). Il doit planter cette rame comme un symbole et revenir vers la mer. Sa route est maintenant achevée.

Ulysse, « l’homme aux mille tours », est versatile, il sait s’adapter et apprendre les leçons des personnes qu’il rencontre. Quand il ne le fait pas, il reste « sur place », ne pouvant plus échapper. Nous rencontrons des personnes qui sont restées « coincées » dans un épisode de leur odyssée, ils ont pris les croyances, les attitudes, la personnalité de cette étape et sont incapables de s’en extraire, de sortir de leur cadre de référence. Ils livrent les mêmes batailles et combattent les mêmes chimères, ils refusent l’aide de ces voyageurs qui pourraient leur apprendre d’autres perspectives.

Qui d’entre nous n’a pas été confronté à la nonchalance des lotophages, à la brutalité des Cyclopes, aux visions fumeuses d’Éole, à la détestation paranoïaque d’un Lestrygon ? Qui n’a pas un jour rencontré la sagesse cérébrale et distante d’une Circé, approché la mort en Hadès, s’est laissé berner en espérant éviter Charybde et Scylla, a accepté d’être dépendant d’une Calypsô ou été remis sur le droit chemin par un Phéacien ?

Ulysse a su affronter et surmonter toutes ces étapes, apprenant à travers ces épreuves comment retrouver son humanité et « expier » ses crimes de Troie. L’homme aux mille tours devient une personne. L’outis [la personne] prend le pas sur la mètis [ruse de l’intelligence ou art de la guerre] (Camille Levant. Le voyage initiatique des héros mythiques, de L’Odyssée à Star Wars. Éducation. 2015)

 

Pour continuer ce voyage vous pouvez lire ou relire le poème de Constantin Cavafy (1863 – 1933) qui a exprimé magnifiquement l’importance du chemin dans Ithaque ou écouter comment le chanteur Lluis Llach l’a mis en musique dans Viatge a Itaca

Xavier Villette avait résumé, plus brièvement, ce livre en 2014. Le voyage d’Ulysse a la lumiere de l’ennéagramme

Écoutez Michael Goldberg parler d’ennéagramme et de mythologie en suivant son interview dans la série Enneagram mapmakers de Chris Heuertz

La transcription des noms propres est celle de la version d’Emmanuel Lascoux (P.O.L, 2021)

 

Pour (re)lire les premières étapes d’Ulysse :

L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme (2/3)

Et nous voilà repartis sur la mer, droit devant, à nous cuire le cœur de douleur … (Odyssée, chant X)

 

Nous poursuivons la présentation du livre de Michael J. Goldberg Travels with Odysseus: Uncommon wisdom from Homer’s Odyssey. Ayant réussi à quitter les Lotophages et à échapper au Cyclope, chassés ensuite par Éole (voir L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme 1/3), Ulysse et ses hommes sont dans un état de profond découragement. Ils vont naviguer six jours, d’une traite, nuit et jour.

L’île des Lestrygons, gare aux Six !

Si Éole était la terre des rêves les plus optimistes, celle des Lestrygons n’abrite que des attentes négatives. Leur port est situé au fond d’une sorte de fjord, protégé par de hautes montagnes. Il ne fait jamais vraiment nuit chez les Lestrygons, à peine quelques heures de pénombre.

 

Les Lestrygons. Fresque provenant d’un maison sur l’Esquilin (Rome). Musée du Vatican (40-50 av.JC)

 

Ulysse, prudent, amarre son vaisseau amiral à l’extérieur de ce goulot et envoie des éclaireurs. Les Lestrygons sont des géants craintifs, ils n’attendent pas de connaître les intentions de ces hommes. Ils ne vont leur laisser aucune chance, saisissant et dévorant l’un d’entre eux, tuant les autres à coups de gros rochers qui coulent leurs navires. Seuls Ulysse et les hommes restés à l’extérieur du port parviennent à s’enfuir.

Rien dans le comportement d’Ulysse et de ses hommes ne faisait craindre une attaque, mais les Lestrygons sont des adeptes de la « guerre préventive ». Ils voient des ennemis partout et justifient ainsi leurs réactions de défense. Et ils habitent cette île où le soleil ne se couche quasiment pas, car ils craignent l’obscurité qui pourrait les empêcher de voir d’où viennent les attaques.

Courage, fuyons !

Les Lestrygons que nous croisons sont les personnes qui cherchent toujours les intentions cachées, sans cesse sur leurs gardes, décelant des menaces qui n’existent que dans leur tête. Ils divisent le monde en « eux » et « nous » et projettent sur les autres leurs préjugés et leurs limitations. Ils vous font voir tout ce qui pourrait ne pas aller en vous, vous devenez votre propre ennemi et vous vous clouez au sol en vous lançant des projectiles géants.

Ulysse et les Lestrygons. J. C. Andrä : Griechische Heldensagen für die Jugend bearbeitet (Légendes grecques retravaillées pour les jeunes gens), 1902

Ulysse ne tente pas de combattre les Lestrygons, il les fuit car s’il les attaquait, il leur donnerait raison et entrerait dans leur logique paranoïaque. Inutile d’essayer de les raisonner, on n’en vient à bout qu’en se confrontant à ses propres obscurités, pas à celles qu’ils vous prêtent. Nous sommes chez les Lestrygons quand l’ambiance générale est à la méfiance, aux suspicions, aux dissimulations, quand le monde est divisé entre « eux » (les méchants) et « nous » (les bons). Les motivations réelles sont cachées et, si nous ne sommes pas de leur bord, nous ne sommes pas appréciés pour nos bons côtés car ceux-ci sont niés.

Pour vaincre les Lestrygons, il est inutile de chercher à les convaincre ou à les éliminer. Il faut les reconnaître pour ce qu’ils sont réellement, ne pas négliger leurs avertissements, distinguer ceux qui sont fondés (et qui peuvent nous être utiles) de ceux qui relèvent de leur aveuglement. Si nous essayons de les combattre sur leur propre terrain, nous allons nous retrouver emprisonnés dans leur schéma mental.

Les Lestrygons, comme les Cyclopes, sont sur la défensive pour protéger leur pré-carré, mais leur paranoïa les pousse à surestimer leurs adversaires, car Ulysse et ses compagnons, en bien mauvaise posture, ne représentent pas un réel danger. Le Cyclope, au contraire, avait sous-estimé les Ithaquiens en se croyant bien plus fort qu’eux.

 

Circé et Hermès, les cachotteries des Cinq

Ulysse a perdu presque l’intégralité de sa flotte et de ses hommes, il ne lui reste qu’un bateau sur les douze qui la composaient. Il ne peut plus se présenter comme un vaillant guerrier et doit commencer à abriter de sérieux doutes sur son identité. C’est dans ces circonstances qu’il aborde l’île d’Aiaié. Il envoie un groupe d’éclaireurs dirigé par Euryloque explorer l’île où règne Circé la magicienne, dont le nom signifie en grec «oiseau de proie », car elle a l’œil perçant et observe sans passion. Elle vit dans un palais caché dans une épaisse forêt.

 

Circé la magicienne. Richard Geiger, ill.  publiée dans Histoire du monde de Zalán Endrei – Károly Fekten (1900)

 

Elle accueille les hommes d’Ulysse, les nourrit, mais elle mêle une de ses mixtures à leur boisson et, victimes de leur avidité, ils vont se retrouver tous transformés en porcs, sauf Euryloque qui est resté prudemment à l’extérieur. Le porc est l’image de celui qui n’en a jamais assez et qui se nourrit avidement, mais cette avidité peut aussi être dirigée vers le pouvoir, les connaissances ou les richesses. C’est celui qui craint de ne pas avoir de quoi se remplir.

Nous sommes sous le charme de Circé quand nous nous laissons contrôler par l’avidité de ce qui nous permet de ne pas nous sentir dépendants ou vulnérables. Effrayés à l’idée de manquer, nous préférons rester envoûtés par Circé que de nous sentir « vides ».

 

Pour sortir de l’enchantement

Ulysse, alerté par Euryloque, part à la rescousse de ses compagnons. En chemin il va être intercepté par Hermès, le dieu protecteur des voyageurs, de ceux qui acceptent de sortir d’eux-mêmes mais qui risqueraient de se perdre si Hermès ne les guide pas en leur révélant ses secrets (« hermétiquement » gardés). Hermès aime ceux qui sont prêts à prendre des risques et à changer de paradigme pour s’en sortir. Il va confier à Ulysse une herbe qui lui permettra de résister aux charmes de Circé et d’obtenir sa collaboration. Quand celle-ci découvre que sa potion n’a aucun effet sur lui, elle est subjuguée car elle a enfin trouvé un mortel capable d’apprécier ses connaissances ! Les conseils de Circé ne peuvent être entendus que par ceux qui acceptent de se remettre en question pour les suivre. Avant de croiser son chemin, Ulysse était complètement perdu. Elle va lui donner des indications et des informations très précises, y compris sur la manière de se réconcilier avec Poséidon.

 

La maga Circe, El Grechetto, Milan, Musée Poldi Pezzoli (c. 1650)

 

L’Hadès et les sirènes, sombrer avec les Quatre ?

Circé dirige tout d’abord Ulysse vers l’Hadès pour qu’il se confronte à ses désirs inaccomplis et à ses regrets. Il y rencontrera Tirésias, le célèbre et aveugle devin.

Afin de ne pas être submergé par les ombres des défunts, il doit creuser un fossé qu’il remplira du sang de moutons mâle et femelle. Quand les esprits s’approcheront, il pourra choisir lesquels il laissera boire afin qu’ils puissent lui parler. Quand on arrive dans l’Hadès, il est important de garder des limites claires pour ne pas être envahi par l’excès d’émotions négatives.

Retour vers le passé

Ulysse suit au pied de la lettre les instructions et c’est Tirésias, le mythique devin aveugle de Thèbes, qui se présente et qui accepte de guider Ulysse dans les prochaines étapes de son parcours. Il lui fournit des informations précieuses sur les précautions qu’il devra prendre et sur l’offrande qu’il devra faire quand il sera enfin de retour à Ithaque.

Bien d’autres esprits vont s’approcher de lui, chargés de ressentiments et d’amertumes et, en particulier, ses anciens frères d’armes dans la guerre contre Troie. Ils sont prisonniers de leurs « si seulement» même après leur mort. Le temps ne passe pas dans l’Hadès, il est figé par les désirs insatisfaits, les regrets, les jalousies, les ambitions inassouvies. C’est le domaine de ce qui « aurait pu être ».

 

Ulysse dans le monde souterrain. RIjksmuseum. (1633)

 

Nous y sommes tous confrontés à un moment ou l’autre et nous risquons de nous y engluer si nous ne l’affrontons pas avec équanimité, cette capacité à vivre et revivre les moments les plus tempêtueux de notre vie avec égalité d’humeur et d’esprit. Nous ne pouvons y résister que si nous avons un lieu sûr d’où nous pouvons entrer en contact avec ce que ces ombres ont à nous dire, mais en gardant une distance qui nous permette de décider lesquelles écouter, lesquelles « nourrir de sang » (énergie, attention) sans qu’elles nous vampirisent, en nous entraînant dans une confrontation émotionnelle que nous ne voulons pas vivre. Les Circé de notre vie (enseignants, thérapeutes, conseillers…) sont là pour nous guider dans notre Hadès personnel, nous aider à nous confronter à nos « si seulement », aux moments non-vécus de notre existence, et à choisir lesquels nous voulons nourrir et écouter pour être en paix avec eux.

Nous sommes en Hadès quand la mélancolie, voire la dépression envahissent tout, les «esprits » locaux sont sans espoir et ne croient plus aux changements. L’attention est concentrée sur les souffrances passées, le travail inachevé, ce qui est perdu, ce qui aurait pu être. Peu ou pas d’énergie est consacrée à de futurs plans ou possibilités.

Pour sortir de l’Hadès, nous devons décider quelles « ombres » nourrir et lesquelles ignorer. Nous devons rester à l’abri et derrière nos barrières pour pouvoir écouter ce que les ombres ont à nous dire et à nous faire comprendre, mais sans nous laisser emporter et envahir par leurs émotions. Ne renonçons pas car le manque d’espoir est au cœur de ce lieu, le découragement et la victimisation nous guettent si nous n’y prenons garde. C’est ainsi que nous pourrons faire face honnêtement à ces ombres et à ces parts inachevées de nous-mêmes, être en paix avec elles et continuer d’avancer.

 

Irrésistibles sirènes…

Quand Ulysse quitte l’Hadès, il s’est confronté à ses parts d’ombre et il peut maintenant renaître et revivre, mais avant cela il doit, comme Circé l’en a averti, résister au chant des sirènes. Celles-ci séduisent les voyageurs par leur chant irrésistible et les conduisent à échouer sur leur rivage parsemé des ossements de leurs victimes.

Circé a bien dit à Ulysse de boucher les oreilles de ses marins avec de la cire pour qu’ils ne les entendent pas. Si Ulysse veut les écouter, il doit d’abord demander à ses hommes de l’attacher fermement au mât de son bateau.

Ulysse attaché au mât de son navire. Mosaïque conservée au musée du Bardo à Tunis (3e s.)

Quand Ulysse les entend, il se rend compte qu’elles chantent « son » chant. Elles lui promettent de le comprendre comme personne ne l’a jamais compris et de lui prédire avec certitude ce qui va arriver, de lui laisser voir le sens de ses luttes et les espoirs qui lui sont permis. Il ne s’agit pas (comme beaucoup l’ont expliqué) d’une simple tentation à laquelle il serait plus facile de résister en l’ignorant (en se bouchant les oreilles), mais d’une aspiration exaucée (tous nos espoirs sont entendus et reconnus) et d’une profonde espérance : nos souffrances ont un sens et une valeur, tout peut s’arranger et être pour le mieux.

Ulysse en proie aux sirènes. Stamnos attique à figure rouge, c. 480–470 av. JC

Nous connaissons tous des personnes qui naviguent droit devant dans leur vie, mais qui ont bouché leurs oreilles en renonçant à être entendues, comprises et encouragées. Elles ne veulent pas chercher le sens de leur vie. Elles se privent d’une profonde joie et de pouvoir à leur tour en aider d’autres.

Mais Circé a bien insisté sur le fait qu’Ulysse ne doit pas se laisser entraîner par ce chant, ni répondre à cet appel, car alors il serait détruit. Si nous nous laissons distraire, envelopper, consumer par la tristesse et la beauté de notre souffrance personnelle dans notre voyage de retour à la maison, si nous nous posons sans fin des questions «pourquoi moi, pourquoi ceci, pourquoi maintenant », alors nous nous écraserons sur le rocher des sirènes.

Ulysse passe maintenant d’une terre d’exploration émotionnelle et profonde à une aventure pratique et où il sera jugé sur ses résultats et non sur sa capacité à explorer les profondeurs de ses sentiments. Nous découvrirons les dernières étapes de son voyage un troisième volet de cette série.

L'enneagramme pour les nuls sur les ondes radio

Deux émissions radio pour découvrir l’ennéagramme … et “L’Ennéagramme pour les nuls”

l'ennéagramme pour les nuls

 

Carole Serrat est une experte sophrologue, qui intervient en entreprise comme en milieu hospitalier. Auteure de différents ouvrages sur la sophrologie ou la relaxation, elle anime plusieurs émissions radio dédiées au bien-être. Elle s’est intéressée récemment à l’ennéagramme et a abordé le sujet dans deux de ses émissions, en faisant référence à notre ouvrage L’Ennéagramme pour les nuls.

 

Découvrir l’ennéagramme en 3 minutes, avec Sud Radio

La première émission est celle de « La Minute Zen », une chronique hebdomadaire de quelques minutes, qui passe tous les dimanche matin sur Sud Radio. Dans son émission du 15 mai, Carole Serrat répond à la question « Qu’est-ce que l’ennéagramme ? », et explique notamment en quoi ce modèle peut permettre de mieux se connaître et de comprendre les autres et, par là même, comment il nous aide à progresser.

Elle conclue sa chronique en recommandant la lecture de “L’Ennéagramme pour les nuls”, « qui guide le lecteur pas à pas dans la découverte de son profil, grâce à de nombreux exemples, témoignages et conseils pratiques… ».

Ecouter le podcast

Sud radio

 

Pour aller plus loin sur le sujet, une interview de 35 mn sur AirZen Radio

Sur AirZen Radio, Carole anime également une émission hebdomadaire dédiée au bien-être, au cours de laquelle elle s’entretient pendant 35 mn avec un invité, le plus souvent auteur d’un livre, sur des sujets variés pouvant aller de l’ikigaï à la psychologie positive, en passant par l’autohypnose et la naturopathie.

J’ai eu le plaisir d’être interviewée il y a quelques semaines pour présenter ce puissant outil de connaissance de soi et des autres qu’est l’ennéagramme.

L’exercice était loin d’être simple, car il s’agissait de parler d’un sujet complexe à un auditoire non spécialisé et forcément distant… et de ne pas le perdre en route !

Après une rapide présentation du modèle et de ses origines, mais aussi de ce qui nous avait amené à écrire L’Ennéagramme pour les nuls, j’ai répondu à des questions comme “Est-ce qu’avec l’ennéagramme, je ne risque pas de m’enfermer et denfermer les autres dans une boîte ?” et “Pourquoi neuf types de personnalité ?”.

Puis nous sommes entrées dans “le vif” du sujet, avec la présentation des trois formes d’intelligence (instinctive, émotionnelle et mentale) et la façon dont chaque ennéatype les utilise, les grandes caractéristiques d’un profil de personnalité, mais aussi, plus précisément, les compétences principales de chaque type et les “valises” qu’il porte.

Au cours de cet entretien, la discussion a également porté sur la façon dont on pouvait repérer les automatismes de son ego, sur l’évitement propre à chaque ennéatype et les raisons pour lesquelles il fallait lutter contre celui-ci et, bien sûr, sur la façon de progresser grâce à l’ennéagramme !

L’interview est disponible via trois podcasts. Ils ne peuvent malheureusement être téléchargés mais ils peuvent être écoutés en ligne sur le site de Airzen Radio.

AirZen Radio interview ennéagramme

Bonne écoute !

L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme (1/3)

On court d’abord le monde à la recherche de soi  (Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques)

 

Dans l’Odyssée Homère narre les aventures d’Ulysse, le guerrier valeureux et rusé qui, après la chute de Troie, va errer pendant dix longues années avant de pouvoir enfin rentrer chez lui, à Ithaque. Ce voyage, qui aurait dû durer deux semaines, va durer une décennie pendant laquelle Ulysse et ses compagnons vont être confrontés à toute sorte de dangers, de créatures imaginaires séductrices, dévoratrices ou aidantes. Au terme de ce périple Ulysse retrouvera sa « maison », sa famille et, en particulier, sa fidèle épouse Pénélope et Télémaque, le fils qu’il n’a pas vu grandir. L’Odyssée nous raconte un voyage au cours duquel le vaillant guerrier sera dépouillé de tout ce qui lui donnait son assurance et reviendra à Ithaque, non en vainqueur mais déguisé en mendiant. Il faudra qu’il prouve à Pénélope qu’il est bien lui-même, qu’il n’y a pas tromperie sur la « personne » pour qu’elle l’accepte à ses côtés et lui rende ainsi son titre de roi d’Ithaque.

L’Odyssée a donné lieu à de nombreuses interprétations et lectures symboliques très intéressantes mais c’est celle de Michael J. Goldberg dans Travels with Odysseus: Uncommon wisdom from Homer’s Odyssey qui a retenu ici mon attention car elle propose un éclairage à double sens entre l’ennéagramme et l’épopée d’Ulysse. Sur chacune des îles qui jalonnent son parcours, celui-ci va découvrir un univers particulier qui, tel que Goldberg l’interprète, représente les caractéristiques d’un ennéatype. À la lumière de l’ennéagramme, cette palette de lieux et de personnages n’est pas le simple fruit de l’inspiration poétique, elle représente les différentes personnalités que nous pouvons croiser au quotidien, y compris la nôtre. À la lumière de l’Odyssée, l’ennéagramme n’est plus une typologie comme une autre, elle décrit des caractéristiques qu’Homère avaient déjà décelées chez les groupes humains.

Le livre de Michael J. Goldberg n’est malheureusement pas disponible en français. La présentation que je vais en faire n’en est qu’un résumé mais qui, je le souhaite, vous ouvrira des pistes de réflexion et vous invitera à ce voyage intérieur qui mène Ulysse d’Ithaque à Ithaque sans cependant qu’à l’arrivée rien ne soit plus tout à fait comme au moment du départ (Annig Segers-Laurent D’Ithaque à Ithaque)[i]

La toute première étape d’Ulysse est à Ismara, la cité des Cicones mais c’est sur l’île des Lotophages, où des vents contraires font accoster Ulysse et ses hommes, que commence réellement l’Odyssée. L‘escale à Ismara n’est qu’un prolongement de la guerre de Troie. Les Cicones avaient été des alliés des Troyens et aller piller leurs richesses était donc une pratique de « bonne guerre ».

 

L’île des Lotophages, s’oublier soi-même avec les Neuf

 

Cette île représente le véritable début de l’aventure, le point d’embranchement entre le retour à la maison (chez « soi ») ou l’oubli de soi. C’est ici que se décide la direction dans laquelle chacun doit aller pour être vraiment lui-même, le voyage qu’il doit entreprendre s’il est prêt à se dépouiller du faux-moi ou bien auquel il renonce s’il préfère s’y complaire à jamais.

Ulysse arrachant ses hommes des mains des Lotophages (gravure du 18e s.). Wikimedia

 

 

Les Lotophages, décrits par Homère, ressemblent à une de ces tribus de beatniks californiens des années 60, adeptes du “peace and love”, qui trouvent tout à leur goût et ne s’émeuvent de rien. Ils sont surtout complètement dépendants de la consommation des fleurs de lotus et n’hésitent pas à pousser les marins d’Ulysse à s’adonner à cette drogue. Celui-ci est furieux quand il découvre que ses marins ont consommé des fleurs de lotus qui vont leur faire oublier le but de leur voyage, leur faire oublier où est leur maison, c’est-à-dire qui ils sont vraiment.

Ulysse attache ses marins aux avirons et les oblige à ramer, à bouger, à avancer, à « mouiller » leurs rames, à se confronter au courant. Ulysse ne sait pas vers où aller mais il a le désir de rentrer à la maison, à Ithaque, et pour cela il avance pour fuir la séduction des fleurs de lotus.

Qui suis-je ?

Chacun de nous a ses propres lotus, son espace de délicieux mais faux conforts. Les Lotophages contemporains n’ont pas de désirs, ne peuvent prendre une décision tranchée car ils n’ont aucune direction à suivre plutôt qu’une autre. Ils se gavent de ce qui leur permet de rester dans cet état, que ce soit en consommant des substances diverses ou en travaillant trop. Les Lotophages n’opposent pas de résistance puisqu’ils n’ont pas de volonté propre. Ils ne « s’en font pas », ils souffrent d’acédie du grec a (privatif) et kêdos (souci, soin) ou, selon Kierkegaard, du « désespérant refus d’être soi-même ».

Les signes qui nous permettent de savoir que nous sommes sur l’île des Lotophages sont l’absence de priorités, la dissuasion face aux changements ou aux prises de risque, la routine comme seule feuille de route, la désapprobation face aux prises de parole qui peuvent déstabiliser, l’encouragement à se contenter de ce que l’on a et le bannissement des émotions fortes. Pour échapper à l’île des Lotophages il faut garder en mémoire notre « maison », qui nous sommes réellement et où nous voulons aller, avoir les yeux fixés sur le « prix », le but que nous désirons atteindre. Accepter d’être en chemin, de ramer, de se mouiller, sans avoir une idée claire de la direction que nous empruntons mais en étant habités par le désir d’y parvenir.

Ulysse n’était pas lui-même en danger chez les Lotophages car c’est un homme d’action et de désir. Mais ces qualités ne vont pas lui être aussi utiles dans sa prochaine étape : chez le cyclope Polyphème.

 

L’île des Cyclopes, se confronter à un Huit

Tête de cyclope. Sculpture attenante au Colisée de Rome (1er s.). Wikimedia

C’est dans un lieu paradisiaque mais sans lois et sans espaces de rencontre qu’Ulysse et ses compagnons vont faire ensuite étape car « chaque cyclope est seigneur et maître chez lui et ne tient pas compte de ses voisins ». Les cyclopes vivent de ce que la terre produit sans la cultiver. Quand ils veulent quelque chose ils le prennent. Ils ont un seul œil et aucun tabou. Ils ne voient que ce qu’ils désirent à un moment donné et rien ne les arrête dans leur volonté de jouissance.

Ulysse et ses hommes se sont installés chez l’un d’entre eux, Polyphème, et quand celui-ci revient Ulysse ne prend pas la bonne décision. Il va se montrer pétulant et suffisant, prétendant lui apprendre les bonnes manières et le menaçant des représailles de Zeus, le dieu protecteur des voyageurs. Or les cyclopes ne craignent même pas les dieux, ils sont plus forts qu’eux ! Et pour prouver qui est le maître, il fracasse deux des hommes d’Ulysse et les mange tout crus. Il s’endort ensuite sans la moindre appréhension.

Ulysse pourrait alors le tuer mais il sait que ses hommes et lui ne pourront rouler la pierre qui ferme l’entrée de la grotte. Il va donc lui falloir manœuvrer pour arriver à utiliser la force de son adversaire en sa faveur. Il doit oublier son ego, ruser et attendre le bon moment pour agir. Polyphème part le lendemain, non sans avoir mangé deux autres hommes avant, et va faire paître son troupeau en roulant la pierre derrière lui.

Ruse contre force

Ulysse et ses compagnons vont passer leur journée à aiguiser un poteau en bois d’olivier. Quand Polyphème revient, Ulysse lui fait boire un vin capiteux dont Polyphème abuse. Les Cyclopes ne savent pas s’arrêter à temps et ceci constitue leur principale faiblesse. Leur  vulnérabilité vient de leur manque de conscience de leurs propres limites et de leur tendance à l’excès.

Polyphème va sombrer dans un profond sommeil qui permettra à Ulysse et à ses hommes de lui crever son unique œil. À ses voisins cyclopes, accourus à ses cris, Polyphème répond que c’est « Personne » qui l’attaque car c’est sous ce nom qu’Ulysse s’est présenté à lui. Ils repartiront donc sans chercher à le secourir. Une autre ruse (se couvrir de peaux de moutons) permettra aux prisonniers de sortir de la caverne au matin quand le Cyclope roule la pierre pour laisser sortir son troupeau.

La seule manière de se confronter à un Cyclope est de laisser notre ego de côté, d’agir comme si nous étions « Personne ». Inutile de chercher à l’affronter sur son propre terrain, nous serons forcément perdants. User de ruse et garder profil bas sont les clés que nous livre Homère pour affronter les Cyclopes !

Ulysse va vite l’apprendre à ses dépens car, une fois sain et sauf à bord de son bateau, il ne peut s’empêcher de se vanter de son exploit haut et fort et en son nom propre. Polyphème va en appeler à Poséidon le dieu de la mer, qui est aussi son père. Celui-ci, furieux, se vengera d’Ulysse en l’empêchant de rentrer à Ithaque pendant encore dix ans.

 

Ulysse et son équipage échappent au Cyclope (Arnold Böcklin. 1896). Wikimedia

Ulysse et son équipage échappent au Cyclope (Arnold Böcklin. 1896). Wikimedia

Nous sommes chez les Cyclopes quand nous nous sentons impuissants face à un ennemi qui nous tient en son pouvoir, qui ne tient pas compte de qui nous sommes, ni des valeurs qui nous portent. Pour nous confronter aux Cyclopes il nous faut oublier les arguments raisonnables et les rappels à la loi qui ne veulent rien dire pour eux. Nous ne devons pas non plus tenter d’utiliser leurs armes en haussant le ton et en les attaquant. Si Ulysse avait tué le Cyclope, ses compagnons et lui seraient morts de faim dans la caverne ! Utiliser la propre force du géant pour le faire chuter et son angle de vision restreint pour lui échapper sont les leçons à tirer de cette étape de l’Odyssée.

L’île d’Éole, s’envoler avec les Sept

Éole, le maître des vents, vit sur une île sans attache qui flotte sur la mer. Les habitants baignent dans le plaisir et la joie, se rencontrent autour de mets succulents, partagent des conversations spirituelles et profitent d’une « fête sans fin » convaincus que le lendemain leur apportera d’autres sources de plaisir.

Ulysse et ses hommes profitent de cette ambiance pendant un mois mais finissent par se rappeler que leur but est de rentrer chez eux. Pour les y aider, Éole va emprisonner tous les vents contraires dans une outre et ne laisser souffler que le vent d’ouest, le zéphyr, qui va les rapprocher en neuf jours d’Ithaque qu’ils peuvent enfin contempler à l’horizon. Ils peuvent même en humer les parfums ! Étourdi de joie par cette vision Ulysse va s’endormir alors que ses hommes, convaincus que l’outre renferme des trésors qu’Ulysse veut accaparer, vont ouvrir celle-ci et laisser s’échapper les vents qui se déchaînent sur eux et les ramènent à Éole.

Éole donnant les vents à Ulysse (Isaac Moillon, 1614-1673)

Plus question pour les Éoliens de s’intéresser à ces malchanceux maladroits, ils n’aiment pas les gens qui leur posent des problèmes et ils vont s’en désintéresser avec cynisme et froideur ! La caractéristique de l’île d’Éole est de ne pas avoir d’attaches et de flotter au gré de ses envies, les Éoliens sont « ailleurs » quand Ulysse et ses hommes reviennent. Ils étaient bien disposés à les faire rêver de leur retour à Ithaque mais ils refusent de s’occuper d’eux quand des problèmes ont surgi ! Contrairement à ce que les marins imaginaient, l’outre ne contenait pas des trésors mais n’était « que du vent ».

Autant en emporte le vent…

Depuis l’île d’Éole on ne peut pas « rentrer à la maison ». On peut en rêver, l’imaginer, ce qui est beaucoup plus sympathique que d’y aller. D’ailleurs si vous rencontrez des difficultés pour y parvenir ne comptez pas sur Éole pour vous aider, vous l’ennuyez profondément ! Les Éoliens préfèrent les concepts et les idées, ce qui ne demande pas à être concrétisé. Ils peuvent vous aider à visualiser votre île, vous faire croire qu’elle est proche mais quand, dans ce cas précis, le but du voyage d’Ulysse est bien plus profond et qu’il y a un message plein de sens à en tirer, ils ne sont plus « du voyage ».

Nous sommes sur l’île d’Éole quand les idées, le panorama général sont plus importants que les faits, quand les positions et les avis changent au gré du vent, quand on ne voit que le côté festif et que les problèmes sont ignorés, quand la loyauté à un groupe ou à un engagement n’est pas une priorité. Nous pouvons profiter de notre séjour à Éole pour nous ouvrir à de nouvelles possibilités, pour lancer des hypothèses et explorer des pistes alternatives. Nous devons veiller à ne pas nous laisser submerger par ces nombreuses pistes sinon nous risquons de rester bloqués sur place. Nous devons éviter de prendre une bonne idée pour une véritable option. Ce n’est qu’en travaillant dur et en affrontant nos responsabilités que nous pourrons continuer notre voyage.

 

Continuons à suivre Ulysse dans de nouveaux épisodes de ses aventures  L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme (2/3)

[i] Segers-Laurent, Annig. « D’Ithaque à Ithaque », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, vol. no 37, no. 2, 2006, pp. 139-155.

Livres coup de coeur enneagramme

10 livres “coups de cœur” sur l’ennéagramme

Notre sélection de dix ouvrages pour découvrir et s’approprier
ce modèle d’analyse de la personnalité.

L’ennéagramme est un outil de compréhension de soi et des autres puissant et passionnant mais complexe, et la lecture d’ouvrages sur le sujet est indispensable dès lors que l’on souhaite se l’approprier.

Mais choisir un livre peut s’avérer difficile, quand une recherche sur Internet identifie plusieurs centaines d’ouvrages dans toutes les langues, pouvant décrire le modèle en lui-même, comme ses liens avec la spiritualité, le travail, la psychologie, l’amour, la parentalité, la communication … ou même le monde animal !

Nous avons donc sélectionné pour vous dix ouvrages de référence, destinés à des publics néophytes comme avertis, et qui abordent différents aspects du sujet. Ils devraient permettre à chacun d’enrichir encore sa connaissance du modèle.

POUR DÉCOUVRIR L’ENNÉAGRAMME

L’Ennéagramme pour les nuls

livre l'ennéagramme pour les nuls

C’est pour faire connaître au plus grand nombre ce formidable outil de compréhension de soi et des autres que nous avons écrit L’Ennéagramme pour les nuls, édité dans la célèbre collection des éditions First, au format “poche”.

Après une explication claire et concise des bases du modèle, une plongée au cœur des neuf profils de personnalité décrit les filtres d’attention et les comportements de chacun et les décrypte avec le prisme de l’ennéagramme. Sont également abordés l’expression et l’attitude de chaque ennéatype, à travers son mode de communication et ses instincts fondamentaux, ainsi que l’impact des autres profils sur sa personnalité.

Tout au long de l’ouvrage, des témoignages détaillés, des conseils pratiques, des exemples de comportement, et des illustrations du profil dans certaines fictions (romans, séries…) illustrent les explications et facilitent la compréhension du modèle.

FOENIX-RIOU Béatrice & VALDERRAMA Asunción, L’Ennéagramme pour les nuls. Éditions First, 08.2021. 352 pages. 13 x 19 cm. 11,95 €

 

POUR ALLER PLUS LOIN…

Le grand livre de l’ennéagramme

Grand livre de l'ennéagrammeRédigé par Fabien et Patricia Chabreuil, qui ont fondé l’Institut français de l’ennéagramme en 1993, Le grand livre de l’ennéagramme est l’ouvrage le plus complet publié en français.

Incontournable pour approfondir sa connaissance du modèle, il en fait une présentation pragmatique et détaillée, riche en exercices et témoignages, et permet aussi bien de découvrir les neuf types de personnalités que d’utiliser l’ennéagramme au quotidien, dans ses échanges avec les autres.

CHABREUIL Fabien & Patricia, Le grand livre de l’ennéagramme, 3e édition. Eyrolles, 01.2022. 464 pages. 19 x 23 cm. 24,90 €

 

La sagesse de l’ennéagramme

livre la sagesse de l'enneagrammeTraduction d’un classique de deux théoriciens reconnus de l’ennéagramme, assorti de questionnaires mis au point par les auteurs, cet ouvrage fouillé présente notamment l’approche particulière de Riso et Hudson sur les neuf niveaux d’évolution. De façon pédagogique, il accompagne le lecteur pas à pas sur le chemin de croissance qu’est la connaissance de soi et lui permet de gagner en liberté et sagesse intérieure.

RISO Don Richard & HUDSON Russ, La sagesse de l’ennéagramme. Le guide complet de développement psychologique et spirituel pour les neuf types de personnalité, InterÉditions, 04.2018. 528 pages. 19 x 24 cm. 39€

 

Le guide de l’ennéagramme

livre le Guide de l'enneagrammeTraduction d’un ouvrage de référence en anglais paru dans une trentaine de langues, le livre d’Helen Palmer donne une description détaillée des différents profils, en abordant aussi bien la vie quotidienne que la structure psychologique et le développement spirituel. Pour chaque ennéatype, sont ainsi décrits le schéma familial, la relation de couple et la relation à l’autorité, le style d’intuition, les environnements attrayants et désagréables et les chemins d’évolution.

PALMER Helen, Le guide de l’ennéagramme. Comprendre les autres et soi-même au quotidien, InterÉditions, 1995, réédité en 2009. Édition 2020 révisée par Eric Salmon. 424 pages. 17 x 24 cm. 36€

 

 

ENNÉAGRAMME ET SOUS-TYPES

La Clé de l’Ennéagramme : les Sous-Types

livre la clé de l'enneagrammeÉcrit par Éric Salmon, fondateur du Centre d’études de l’ennéagramme, cet ouvrage se focalise sur les sous-types et leur impact sur nos comportements, afin de nous faire prendre conscience de nos automatismes. Pour chaque ennéatype, un portrait des trois sous-types est dressé, avec notamment ses préoccupations et les signaux d’alerte. Chaque description est illustrée d’un témoignage mettant en avant les points forts du type et du sous-type, et d’une référence cinématographique.

SALMON, Éric. La Clé de l’Ennéagramme : les Sous-Types. Prendre conscience de ses automatismes et retrouver l’essence de soi-même. 3e édition, InterÉditions, 08.2020. 320 pages. 17 x 24 cm. 30 €

 

ENNÉAGRAMME ET SPIRITUALITÉ

Ennéagramme. Les 9 visages de l’âme

livre ennéagramme 9 visages de l'ameUn ouvrage classique et d’une lecture facile, intéressant et profond, écrit par un franciscain et un pasteur luthérien, à partir d’une transposition des exposés oraux de Richard Rohr, complétés par Andreas Ebert.

Ce livre permet d’approfondir la connaissance que nous avons de nous-même et d’élargir notre confiance. Il met en œuvre une psychologie spirituelle qui associe de manière concrète et pratique l’expérience intérieure à la connaissance moderne de l’homme.

ROHR Richard & EBERT Andreas, Ennéagramme. Les 9 visages de l’âme, Guy Trédaniel, 1997, réédité en 2019. 12 x 18 cm. 373 pages. 12,90 €.

 

 

ENNÉAGRAMME ET ENTREPRISE

Comprendre et gérer les types de personnalité

Comprendre et gerer les types de personnalitéAppliquant concrètement l’ennéagramme au monde de l’entreprise, les auteurs expliquent comment ce modèle permet à la fois de reconnaître les qualités des collaborateurs, de prévenir et de dénouer les conflits, mais aussi d’optimiser le fonctionnement d’une équipe, en prenant en compte le style d’apprentissage ou la gestion du temps de chacun. Le comportement de chaque profil de personnalité est décrit en particulier lorsqu’il est manageur, collaborateur ou membre d’une équipe. Des conseils et des outils précis sont fournis pour utiliser l’ennéagramme dans son développement professionnel, pour le recrutement, la gestion des conflits, la dynamisation des équipes ou la culture de l’organisation…

CHABREUIL Fabien & Patricia, Comprendre et gérer les types de personnalité : guide de l’ennéagramme en entreprise, 2e édition, Dunod, 2005. 15,5 x 24 cm. 205 pages. 25,40 €

 

NOTRE CHOIX EN ANGLAIS

Nine Lenses on the World: the Enneagram Perspective

Nine lenses on the worldUn ouvrage d’abord facile et à la lecture aisée, qui décrit les neuf types de personnalité, chacun ayant sa propre façon de voir et de réagir au monde. Notre paradigme préféré nous informe sur ce qui est important et ce qui pourrait menacer nos valeurs. Nos lentilles peuvent filtrer le monde avec précision ou déformer notre vision. L’ouvrage nous explique que nous pouvons adopter d’autres lentilles et points de vue pour mieux percevoir ce à quoi notre vision pourrait être aveugle, et que l’ennéagramme nous aide aussi à regarder nos lentilles ainsi qu’à travers elles.

WAGNER Jerome, Nine Lenses on the World: the Enneagram Perspective, Enneagram Studies and Applications, 2010. 22,8 x 15,2 cm. 540 pages. 21,76 €

 

What’s My Type?

What's my typeL’ouvrage présente la théorie de l’ennéagramme et donne un aperçu des neuf types de personnalité. Il fournit des conseils sur ce que chaque type doit faire pour contrer ses dimensions négatives et activer ses dimensions positives, et se libérer ainsi de sa compulsion.

Le fonctionnement des trois centres d’intelligence – et la problématique du centre réprimé – sont d’autre part expliqués de manière très complète par Hurley et Dobson.

HURLEY Kathleen V. & DOBSON Theodore E., What’s My Type? HarperOne, 1992. 23,5 x 15,5 cm. 204 pages. 15,40 €

 

 

 

ENNÉAGRAMME ET ODYSSÉE

Travels with Odysseus: Uncommon wisdom from Homer’s Odyssey

Travels with OdysseusL’Odyssée a donné lieu à de nombreuses interprétations et lectures symboliques très intéressantes, et celle de Michael J. Goldberg propose un éclairage à double sens entre l’ennéagramme et l’épopée d’Ulysse. Sur chacune des îles qui jalonnent son parcours, celui-ci va découvrir un univers particulier qui, tel que Goldberg l’interprète, représente les caractéristiques d’un ennéatype. À la lumière de l’Odyssée, l’ennéagramme n’est plus une typologie comme une autre, elle décrit des caractéristiques qu’Homère avaient déjà décelées chez les groupes humains.

Nous proposerons prochainement sur ce blog un résumé de cet ouvrage bien particulier,  qui invite à « ce voyage intérieur qui mène Ulysse d’Ithaque à Ithaque sans cependant qu’à l’arrivée rien ne soit plus tout à fait comme au moment du départ » (Annig Segers-Laurent, D’Ithaque à Ithaque).

GOLDBERG, Michael J., Travels with Odysseus: Uncommon wisdom from Homer’s Odyssey, Circe’s Island Press, 2009. 21,6 x 14 cm. 146 pages. 11,16 €.

Ennéatype Portugal Communication

Le Portugal au prisme de l’ennéagramme (2/2)

La première partie de l’article « Le Portugal au prisme de l’ennéagramme » m’a permis d’expliquer pourquoi l’hypothèse d’un ennéatype Quatre pour ce pays faisait sens.

Pour que cette hypothèse soit validée, il reste à vérifier que tous les éléments qui caractérisent l’ennéatype Quatre se retrouvent dans la culture et l’histoire portugaise, à savoir : le sens de l’absolu (apport au monde | orientation), l’évitement de la banalité (compulsion), l’introjection/sublimation (mécanisme de défense), l’envie (distorsion émotionnelle | passion), la mélancolie (obsession cognitive | fixation), le drame (style de communication).

C’est ce que je vais tenter de faire dans cet article, en m’appuyant sur mon mémoire «Étude de l’ennéatype du Portugal ». Pour une lecture plus fluide, je ne reprendrai ici que quelques exemples ; de nombreux autres figurent de façon détaillée dans l’étude précitée…

APPORT AU MONDE (ORIENTATION) : LE SENS DE L’ABSOLU

La compétence principale de l’ennéatype Quatre, ce qu’il apporte au monde, c’est sa capacité à dégager le sens profond et absolu de toute expérience, et à l’exprimer en sublimant l’intensité de ce qu’il a ressenti. Le Quatre porte un regard esthétique sur le monde et il dispose d’un talent véritable pour voir et mettre de la beauté dans son quotidien, en étant capable de la faire percevoir aux autres.

Cette orientation se retrouve au Portugal, qui accorde une place particulière à l’esthétisme, et ce dans des domaines tels que l’architecture, la littérature, ou le cinéma.

L’AZULEJO : ART DECORATIF PAR EXCELLENCE

Ainsi, les azulejos on fait leur apparition au Portugal dès la fin du XVe siècle. Ils ont évolué pour devenir au XVIIe siècle un art national, avec des panneaux d’azulejos couvrant églises, monastères, palais, universités mais aussi, peu à peu, de simples maisons.

Pierre Léglise-Costa écrit à ce sujet que : « L’azulejo est l’art décoratif par excellence du Portugal. L’histoire, les légendes, les scènes intimes, l’ésotérisme, le quotidien et l’exceptionnel sont représentés par l’azulejo. Il est devenu l’expression de l’imaginaire et de l’événementiel. »

enneatype portugal azulejos

Lisbonne, Portugal

 

PORTUGAL : UN PEUPLE DE POÈTES

La poésie cherche à mettre en valeur le rythme des mots, l’harmonie et les images. Ce genre littéraire tient une place particulière au Portugal, à tel point que c’est de la poésie lyrique qu’a émergé la littérature dans ce pays.

Elle est reconnue par tous comme un ferment de l’âme portugaise et a également constitué une arme de combat lors de l’Etat nouveau de Salazar. La poésie représente le premier grand fonds littéraire et philosophique du pays.

Si l’on en croit la présentation de l’Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, « Le Portugal est sans doute un des pays où la vitalité de la poésie contemporaine est la plus manifeste. Les poètes vivants connaissent des tirages que bien des romanciers pourraient leur envier… ».

Enneatype Portugal Poésie Fernando Pessoa

Manuscrit de Fernando Pessoa (1888-1935) (Bibliothèque nationale du Portugal)

 

LE STYLE MANUÉLIN DANS L’ARCHITECTURE

Le style manuélin puise ses inspirations dans les rencontres de cultures des Grandes Découvertes. C’est une interprétation très singulière du gothique, en termes de structure architecturale et de décoration.

Cette expression artistique typiquement portugaise offre des motifs décoratifs inspirés par la passion de la mer et des territoires lointains découverts. Ce style est apparu pendant le règne de D.Manuel (1495-1521), mais ce n’est qu’au XIXe siècle que le terme « style manuélin » ou « art manuélin » est adopté pour désigner l’esprit créatif portugais.

Portugal-ennéatype-art manuelin

Monastère de Batalha, Portugal

 

LE CINÉMA PORTUGAIS : UN CINÉMA DU REGARD, QUI NE RÉPOND À AUCUN STANDARD

Les cinéastes portugais semblent eux aussi mettre l’esthétisme au cœur de leurs priorités. On peut ainsi lire, dans Le Cinéma portugais : «Les cinéastes du nouveau cinéma portugais ont un réel souci de l’esthétique de l’image. Ils sont toujours à la recherche d’une image esthétiquement parfaite. […] Les cinéastes portugais veulent que leurs films soient beaux à regarder, comme si les films étaient des tableaux. Chaque image montrée est un long travail de recherche esthétique. […] Le nouveau cinéma portugais est un cinéma qui ne raconte pas d’histoire mais c’est un cinéma du regard.  »

Enneatype Portugal cinéma enneagramme

COMPULSION : ÉVITEMENT DE LA BANALITÉ

Puisqu’il se définit par ses émotions, l’ennéatype Quatre a besoin, pour exister, que celles-ci soient « uniques ». Il lui est difficile – voire impossible – d’accepter que d’autres personnes puissent ressentir les mêmes émotions. Ce serait alors vécu comme une perte de son identité.

Cet évitement de la banalité le pousse notamment à intensifier ses émotions, mais peut aussi s’appliquer aux attitudes, décorations, habillement, etc.

Cette compulsion d’évitement, qui est pour l’ennéagramme le mécanisme fondateur de l’ego, s’illustre de nombreuses façons au Portugal. 

LA SAUDADE : BLASON DE LA SENSIBILITÉ PORTUGAISE

Les débats sur la saudade – sur l’intraduisibilité du terme comme sur son attribution aux seuls Portugais – sont révélateurs de ce besoin de singularité, d’être différent des autres pour avoir une véritable identité, et ce dès la première utilisation du terme par Dom Duarte, le roi philosophe du XVe siècle.

La saudade est un symbole clé de l’identité nationale portugaise. Le fondateur du saudosismo, Teixeira de Pascoaes, allait jusqu’à dire que les Portugais sont :

« le seul peuple qui puisse s’enorgueillir de posséder un terme intraduisible désignant de façon emblématique son âme collective […]. Le peuple portugais est le seul à connaître ce sentiment de saudade […]. D’autres peuples européens, c’est indiscutable, peuvent éprouver quelque chose d’approchant, qui en français se nomme souvenir, en espagnol recuerdo, etc. Mais, chez tous ces peuples, ce sentiment n’a pas une substance aussi riche qu’en portugais. Souvenir ou recuerdo ne contiennent qu’un seul des éléments de saudade, dont le profil est unique. Voilà pourquoi le portugais a forgé pour exprimer ce sentiment un terme qui ne trouve pas son équivalent dans les autres langues ».

Difficile d’être plus explicite dans la recherche d’originalité !

enneatype Portugal saudade

“saudade de você” (tu me manques) (photo Carlos Varela)

 

Un pays singulier

Lors d’une conférence intitulée « Le Portugal, pays singulier, état pionnier », Jean-Paul Coudrec (universitaire spécialiste du Portugal) explique qu’il a choisi sciemment ce qualificatif de « singulier » : « D’après le dictionnaire Robert en effet, le singulier se définit comme quelque chose qui se distingue des autres, par des caractères, des traits individuels, qu’on remarque, et les synonymes proposés sont : isolé, particulier, unique, bizarre, étonnant, rare, autant de termes qui collent bien au Portugal, si particulier, si surprenant et aussi longtemps isolé géographiquement et politiquement. »

Il est frappant de constater que les qualificatifs utilisés par Jean-Paul Coudrec pour désigner le Portugal pourraient être employés pour décrire l’ennéatype Quatre et son évitement de la banalité…

D’ailleurs, en matière de singularité, il suffit de lire le chapitre « Quelques données géopolitiques et historiques » de la page « Portugal » sur Wikipédia pour être frappé par le nombre de phrases qui commencent par « Le Portugal est le premier État européen à avoir… » ou « Le Portugal est le seul État européen à… » ! On retrouve cette singularité dans de multiples domaines, y compris économique, comme l’illustre Jean-Marc Four dans la chronique « Le Portugal réussit à contre-courant».

Bref, que ce soit volontairement ou non, le Portugal est un pays qui se démarque !

enneatype portugal singulrité ennéagramme

Palais de Pena, Sintra, Portugal

 

Mécanisme de défense : introjection/sublimation

Pour décrypter le monde et le comprendre, l’ennéatype Quatre a besoin d’intérioriser les situations, puis de les ressentir de l’intérieur, en les vivant. C’est son mécanisme de défense d’introjection.

Mais ce mécanisme le remplit aussi d’émotions qui quelquefois le submergent. Il les extériorise alors par le biais d’activités qui mettent en oeuvre son sens du beau et sa singularité et qui expriment ses sentiments. C’est la sublimation, que le Quatre peut déployer dans toute occupation qui a pour lui une dimension esthétique.

Le mécanisme de défense étant le plus souvent inconscient, il est difficile de le repérer chez une personne. Lorsque le sujet d’étude est un pays, la tâche est encore plus ardue. Il m’a néanmoins semblé que le mythe messianique du Sébastianisme était un bel exemple d’introjection et de sublimation, expliqué en détail dans mon mémoire.

Ennéatype Portugal introjection-sublimation

D.Sebastiāo. Faro, Portugal (par João Cutileiro)

 

Distorsion émotionnelle (passion) : l’envie

L’ennéatype Quatre vit ses émotions de façon intense et dramatisée et il est conscient de se différencier en cela des autres, qu’il voit comme stables et normaux. Il vit cette différence à la fois comme un don (il se distingue des autres) et comme une malédiction, car cela l’empêche de profiter d’un bonheur simple.

Il est alors incapable de résister à une distorsion émotionnelle (ou passion) qui le domine: l’envie. Il a souvent le sentiment que quelque chose lui manque, même s’il peut avoir des difficultés à identifier ce qu’est le « quelque chose ». Il en déduit qu’il a un défaut qui l’empêche de vivre normalement. Il se mésestime, et ressent de l’envie.

De nombreux articles et études font état de ce trait de caractère des Portugais et n’hésitent pas à dire que « les Portugais ne s’aiment pas », ou qu’ils sont « envieux ».

À titre d’illustration, le journaliste espagnol Rodrigo Belen s’amuse, dans Courrier international,  à comparer les différences de caractère entre les deux frères ibériques. La description qu’il fait de son voisin illustre parfitement la passion d’envie de l’ennéatype Quatre, puisqu’il écrit : « Pour résumer, on peut dire que les Espagnols ont une haute opinion d’eux-mêmes et qu’ils se croient supérieurs dans de nombreux domaines. En bref, nous avons un ego gonflé à bloc. Le Portugais a quant à lui tendance à voir la bouteille à moitié vide, à pleurer sur son sort, il est plutôt envieux et a tendance à se comparer au voisin en se dévalorisant sans voir ses nombreuses qualités. Et nous formons donc un mélange intéressant : ce qui est en trop chez l’un fait cruellement défaut à l’autre ».

enneatype portugal envie enneagramme

 

Obsession cognitive (fixation) : la mélancolie

S’identifiant à ses émotions, qui changent constamment, l’ennéatype Quatre se trouve régulièrement confronté à un questionnement sur son identité, pour répondre à la question « Qui suis-je ? ». Comme il cherche à éviter la banalité, aucune réponse ne le satisfait vraiment. Il en ressent une profonde souffrance et est habité par un fond de mélancolie, présent même lors des instants de joie.

L’importance de la saudade au Portugal suffirait à elle seule à mettre en évidence la fixation de mélancolie du pays. Elle est magnifiquement décrite dans l’ouvrage du philosophe Eduardo Lourenço « Mythologie de la saudade – Essais sur la mélancolie portugaise».

Mais elle est également perceptible dans la littérature portugaise. Robert Bréchon, écrivain et spécialiste de la littérature portugaise, a ainsi dressé un tableau du patrimoine littéraire lusitanien. Son analyse montre que la mélancolie y domine, et que «la sensibilité l’emporte sur la raison »…

Quant à la presse – et notamment la presse étrangère –, elle s’étonne régulièrement de cette «mélancolie » qui semble si présente au Portugal (The European country that loves being sad, Why is Portugal the Country of Melancholia?, etc.).

enneatype portugal mélancolie

Cascais, Portugal

 

Style de communication : le drame

Chaque ennéatype a une façon particulière de communiquer, un dialecte qui est le sien et qui traduit sa façon d’être au monde. L’ennéatype Quatre par exemple, qui se laisse envahir par ses émotions, qu’elles soient positives ou négatives, a tendance à les incarner. Il exprime alors sa joie ou sa souffrance en les intensifiant et en les théâtralisant, y compris de façon non verbale (attitudes, expressions…). Comme il ne se sent vivant que dans le partage d’émotions fortes, il passe rapidement de la joie la plus intense à la douleur profonde.

Ce style de communication propre à l’ennéatype Quatre est appelé « Drame ».

Pour le Portugal, une belle illustration de cette façon de communiquer est donnée avec le fado, dont l’origine remonte à la seconde moitié du XIXe siècle, et dont l’importance s’est développée parallèlement à celle de la saudade. Très vite en effet le fado a été perçu comme une expression musicale de la saudade, où le tragique perdure. Il est considéré comme une chanson nationale au Portugal, ce qui l’accrédite comme une culture commune.

Si le fado est un moyen d’exprimer la saudade, c’est aussi – et surtout – un mode de communication, un moment de confidence et de partage entre le fadista et son public. La presse d’ailleurs n’hésite pas à dire que le fado est « la bande son de la vie au Portugal».

Ennéatype Portugal fado

O Fado, tableau de José Malhoa (1910)

 

Apport au monde (orientation), compulsion d’évitement, mécanisme de défense, distorsion émotionnelle (passion), obsession cognitive (fixation), style de communication… Tout concorde pour penser que le Portugal est bien d’ennéatype Quatre. Mon mémoire va plus loin et analyse en particulier les sous-types ou instincts fondamentaux du pays.

L’analyse d’un pays au prisme de l’ennéagramme est un travail passionnant mais de longue haleine. Aussi les articles de ce blog sur ce sujet resteront-ils exceptionnels. J’invite en revanche les lecteurs à consulter sans modération le blog “Et à l’aurore…“, animé par Fabien Chabreuil (fondateur de l’Institut français de l’ennéagramme). Expert de l’ennéagramme et de la spirale dynamique, et grand voyageur, il offre des analyses passionnantes des pays qu’il a visités (et ils sont nombreux !).

 

 

 

 

 

Le Portugal au prisme de l’ennéagramme (1/2)

Tenter d’identifier l’ennéatype d’un pays – comme d’une personne – demande un certain nombre de précautions. L’analyse est en effet facilement biaisée par les clichés et les mythes qui circulent sur le pays ou, pour une personne, par les confusions fréquentes qui peuvent être faites entre son comportement et les motivations qui les sous-tendent.

Dans les deux cas, la méthodologie reste cependant la même. Il s’agit d’analyser avec précaution les particularités de l’objet de l’étude (que ce soit un pays, une personne, un organisme, etc.), puis d’examiner leurs correspondances avec les caractéristiques des différents ennéatypes.

Dans le cadre de ma certification de maître praticienne, je me suis prêtée à cet exercice en réalisant une Étude de l’ennéatype du Portugal

La première partie a tout d’abord rassemblé quelques traits spécifiques du pays, utiles à la compréhension de son « caractère ». Après quoi j’ai analysé le Portugal au prisme de l’ennéagramme, étudié les différentes hypothèses et expliqué les raisons qui m’ont conduite à lui attribuer un ennéatype donné. Tout au long de cette étude, je me suis appuyée sur de nombreux travaux et articles académiques, dont la source est citée dans mon mémoire (de 100 pages). Celui-ci est disponible en accès libre, ainsi que de nombreuses autres ressources, sur le site de l’Institut français de l’ennéagramme.

On trouvera sur ce blog une synthèse – en deux articles – de certains chapitres de cette étude.

LE PORTUGAL AU PRISME DE L’ENNÉAGRAMME

PORTUGAL : EXISTENCE D’UN SENTIMENT NATIONAL TRÈS FORT

J’ai démarré cette étude sans avoir d’idée préconçue sur l’ennéatype du Portugal. Mes premiers éléments de réflexion ont tout d’abord surgis à la lecture (un peu fastidieuse, il faut le reconnaître…) des 700 pages de « L’histoire du Portugal » de Jean-François Labourdette.

Un point ressortait avec force de l’histoire du pays : tout au long des siècles, le Portugal n’a cessé de proclamer son identité propre et sa volonté d’indépendance. Face à l’Espagne bien sûr, longtemps l’ennemi traditionnel, mais aussi face à la France napoléonienne (qui l’envahit au début du XIXe siècle), et face au monde dans la seconde moitié du XXe siècle, lorsqu’il refuse, seul contre tous, l’indépendance de ses colonies.

C’est en cherchant à approfondir ce point particulier, cette volonté d’indépendance et cette recherche d’identité – le pays a toujours cherché à se démarquer à tout prix de son voisin espagnol –, que j’ai découvert l’existence d’un sentiment national très fort au Portugal. Ce sentiment est en effet né dès la Renaissance, bien avant l’apparition du concept de « Nation » en Europe.

Bataille Ourique enneatype Portugal

La bataille d’Ourique (1139), qui marque la naissance de l’indépendance du Portugal (Joseolgon)

De cette découverte est venue l‘idée que si un « sentiment national » était aussi profondément enraciné, peut-être un « caractère national » portugais se dégageait-il de l’histoire ou de la culture portugaise.

 

PORTRAIT DU CARACTÈRE « NATIONAL » PORTUGAIS

Pour explorer cette piste, j’ai interrogé des moteurs dédiés à la littérature académique (tels Google Scholar). J’ai également exploré le Web de langue portugaise, en utilisant des services tels Google Traduction (traduction de la requête en portugais, interrogation en portugais, puis traduction des résultats en français), et des outils comme le Dictionnaire Reverso ou Deepl.

Ces recherches m’ont permis de découvrir que différents auteurs (historiens, ethnologues et anthropologues) avaient justement tenté, dès la fin du XIXe siècle, de dresser un portrait du « caractère des Portugais ». Ils s’appuyaient pour ce faire sur l’histoire et la littérature pour certains et sur l’ethnologie et l’anthropologie pour d’autres. Bien évidemment, cela ne signifie pas que tous les Portugais ont le même caractère, mais que l’étude de la culture portugaise, des traditions populaires, permettent de faire ressortir des caractéristiques propres au pays et à ses habitants dans leur globalité.

Pour le Portugais, le cœur est la mesure de toutes les choses

De ces différents travaux, reconnus et cités dans la littérature académique, il ressort en particulier que :

  • les Portugais ont une passion pour l’indépendance. Ils sont plein d’énergie, de courage et d’enthousiasme pour les grandes choses, ils sont fiers et n’hésitent pas à l’affirmer en se distinguant des autres ;
  • l’âme portugaise, telle qu’elle est incarnée dans la littérature populaire, se caractérise notamment par « un tempérament intensément passionné et naïvement sentimental », « une extrême spontanéité et un penchant marqué pour les émotions vibrantes » ;
  • on peut établir un rapport entre la sensibilité affective du tempérament portugais d’une part et, d’autre part, « la nostalgie comme forme de maladie propre aux Portugais, ou encore la mélancolie, la passion et le lyrisme subjectif comme traits importants de leur tempérament » ;
  • le Portugais est « un mélange de rêveur et d’homme d’action, ou plutôt un rêveur actif, qui ne manque pas d’un certain fond pratique et réaliste. Il est donc plus idéaliste, émotionnel et imaginatif qu’un homme de réflexion ». Pour lui, « le cœur est la mesure de toutes les choses ».

Azulejos, Palais du Marquis de Fronteira

 

« SAUDADE » : UNE ONDE DE MÉLANCOLIE TYPIQUEMENT PORTUGAISE

Mes investigations m’ayant fait prendre conscience de l’importance de la saudade dans l’image que les Portugais ont d’eux-même – et dans celle que nous avons d’eux –, j’ai cherché à en savoir plus sur ce sentiment. Le site Lusitanie.info n’hésite pas à le présenter ainsi : « Mot intraduisible, la saudade est un sentiment propre aux Portugais qui exprime un désir intense, pour quelque chose que l’on aime et que l’on a perdu, mais qui pourrait revenir dans un avenir incertain. La saudade peut se comparer à un ensemble très fort de plusieurs états d’âmes comme un mélange de mélancolie, de tristesse, de regrets, de rêveries, de nostalgie et d’insatisfaction

Signe que la saudade occupe une place particulière au Portugal, on trouve trace de sa première utilisation dans un ouvrage écrit au XVe siècle par le onzième roi du Portugal. D.Duarte y utilise le mot « suydade» en notant qu’il n’a pas trouvé de mot équivalent en latin ou dans une autre langue, et définit cette suydade comme une expression simultanée de plaisir et de tristesse, dans une relation dynamique entre le désir et le souvenir.

SAUDADE : LA QUINTESSENCE DE L’ÂME ET DE LA LITTÉRATURE PORTUGAISE

Ce terme a ensuite été largement utilisé dans la littérature portugaise et a même donné naissance au début du XXe siècle au saudosismo, parfois nommé « nostalgisme » en français. Ce courant culturel d’inspiration nationale, qui a pris fin en 1926 – lors de l’instauration de l’État nouveau, le régime conservateur et dictatorial de Salazar –, était fondé sur le sentiment que la saudade représentait « la quintessence de l’âme et de la littérature portugaises » et définissait « la spécificité du caractère portugais en termes de sentiments.”  

Si les avis des historiens, poètes et philosophes ont pu diverger au fil des ans sur l’appartenance ou non de la saudade au « caractère national » des Portugais, nul n’a jamais remis en question son importance. Elle a influencé à travers les siècles la production littéraire du pays et, par conséquent, modelé l’identité portugaise. Ce sentiment proche de la mélancolie, que certains définissent comme « un mal dont on jouit et un bonheur dont on souffre », témoigne de l’essence confuse et ample des émotions du peuple portugais.

Edvard Munch – Melancholy (1894-96)

 

QUEL ENNÉATYPE POUR LE PORTUGAL ?

Le modèle de l’ennéagramme repose sur l’idée que chaque être humain utilise trois formes d’intelligence (mentale, instinctive et émotionnelle) mais que, selon son ennéatype, il en privilégie une. C’est celle qui lui est le plus facilement accessible et sur laquelle il s’appuie naturellement. Chaque ennéatype est ainsi rattaché, sur le schéma de l’ennéagramme, à un « centre » qui est le moteur principal de sa personnalité. Trois ennéatypes sont situés dans le centre instinctif (le Huit, le Neuf et le Un), trois dans le centre émotionnel (le Deux, le Trois et le Quatre) et trois dans le centre mental (le Cinq, le Six et le Sept).

Parmi les trois ennéatypes situés dans chaque centre, l’un va diffuser son énergie en externe (sur son entourage), l’autre la concentrer en interne (sur lui-même) et le troisième – celui du milieu, situé sur un triangle dans le schéma – va essayer de contrebalancer les directions pour arriver à l’équilibre, sans toutefois y parvenir de manière continue.

Pour ce qui concerne le Portugal, les travaux des anthropologues, historiens ou poètes ne laissent guère de doutes sur son centre d’intelligence préféré, celui qui se met en route le premier face à une sollicitation. Tous s’accordent en effet pour relever « le tempérament émotif de l’individu collectif portugais », un tempérament « intensément passionné et naïvement sentimental », une « sensibilité affective », « un penchant marqué pour les émotions vibrantes », « un mélange de rêveur et d’homme d’action », «plus idéaliste, émotionnel et imaginatif qu’un homme de réflexion », pour lequel « le cœur est la mesure de toutes les choses », ou encore « une âme portugaise qui se structure essentiellement autour des sentiments »…

Autant de qualificatifs qui révèlent un centre émotionnel utilisé de façon privilégiée. C’est à partir de leurs émotions que les Portugais vont d’abord entrer en relation et décoder leur environnement.

UNE INTELLIGENCE ÉMOTIONNELLE TOURNÉE VERS L’INTÉRIEUR

Pour ce qui concerne la direction d’utilisation du centre préféré, la réponse est là aussi sans ambiguïté. La saudade, considérée comme « l’élément central du caractère national portugais », est  une émotion qui peut être poignante ou émouvante, liée au passé ou au futur, qui exprime un désir que l’on voudrait voir se réaliser, le désir d’un bonheur hors du temps. C’est un ressenti de SES émotions, qui prend possession de la personne et qui séjourne en elle.

Le fait que les Portugais reconnaissent la saudade comme « la quintessence » de leur âme illustre à quel point ils mettent leurs émotions au centre de leur identité et de leur image. Cela montre qu’ils utilisent avant tout l’énergie de leur centre émotionnel vers l’intérieur, tournant et retournant ainsi autour de leurs émotions.

Après avoir envisagé différentes hypothèses, j’ai retenu celle de l’ennéatype Quatre, qui estime que les émotions – ou plutôt ses émotions – expriment son identité et définissent son image.

HIÉRARCHIE DES CENTRES D’INTELLIGENCE : ÉMOTIONNEL, INSTINCTIF PUIS MENTAL

Kathleen Hurley et Theodore Dobson ont mis en avant, dans leur ouvrage My Best Self: Using the Enneagram to Free the Soul, le fait que si chaque ennéatype privilégie l’utilisation d’un centre (il en fait son centre préféré et le survalorise), il en réprime un autre : celui qui est situé à son opposé dans le schéma de l’ennéagramme. Fabien et Patricia Chabreuil, fondateurs de l’Institut français de l’ennéagramme, ont par la suite approfondi cette approche en élaborant un «Modèle unifié de l’ennéagramme », qui rend compte de l’existence de deux hiérarchies de centres différentes pour chaque ennéatype.

Le Modèle unifié de l’ennéagramme considère ainsi que si tous les Quatre utilisent en priorité leur centre émotionnel, certains ont leur centre mental en support et répriment leur centre instinctif (on les désigne comme les Quatre alpha), quand d’autres répriment leur centre mental et ont le centre instinctif en support (Quatre mu).

Hypothèse de l’ennéatype Quatre mu pour le Portugal

Si l’on s’en réfère aux travaux des anthropologues, on peut estimer que le Portugal utilise son centre instinctif en support du centre émotionnel, et envisager pour lui l’hypothèse du type Quatre mu.

Différentes études soulignent que la personnalité portugaise présente un aspect à la fois très complexe et paradoxal, car elle est élaborée à partir de traits psychologiques contradictoires. S’y trouvent combinés, par exemple, « une propension aux rêves » par opposition à « un penchant marqué pour l’action », une « bonté naturelle » par opposition à « des tendances violentes et une certaine cruauté »… Autant de caractéristiques qui témoignent d’un centre instinctif en support.

Cette hypothèse est tout à fait cohérente avec l’histoire des découvertes et des conquêtes du Portugal. Ce peuple de navigateurs et d’explorateurs avait émerveillé un voyageur italien du XVIIIe siècle, qui écrivait : « J’étais ravi d’admiration pour une nation qui, quoique faible en nombre, avait fait les choses les plus étonnantes, qui avait étendu sa domination sur toutes les parties du monde par son industrie, par ses vertus, par sa valeur et par une foule de héros qui l’avaient servie successivement ».

 

Lisbonne, le monument des découvertes

 

Si l’hypothèse du Quatre mu pour le Portugal se précise, il est nécessaire pour la valider de vérifier que tous les éléments qui caractérisent l’ennéatype Quatre se retrouvent dans la culture portugaise, à savoir : le sens de l’absolu (apport au monde | orientation), l’évitement de la banalité (compulsion), l’introjection/sublimation (mécanisme de défense), l’envie (distorsion émotionnelle | passion), la mélancolie (obsession cognitive | fixation), le drame (communication), etc.
Les résultats de mes recherches sur ce point sont l’objet de l’article “Le Portugal au prisme de l’ennéagramme (2/2)”.

Ennéagramme formation

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  • l’étude de l’ennéatype d’un pays,
  • un témoignage  mettant en avant les caractéristiques d’un profil de personnalité, 
  • l’explication détaillée du mécanisme d’un ennéatype, sur un point précis,
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