L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme (3/3)

Quant à Scylla, j’ai préféré ne pas leur en parler : trop accablant, trop improbable… De terreur […] ils auraient tout laissé en plan(Odyssée, chant XII)

 

Nous atteignons la dernière étape de notre voyage à travers le livre de Michael J. Goldberg Travels with Odysseus: Uncommon wisdom from Homer’s Odyssey. Ulysse a pu, grâce à Circé, revenir de l’Hadès et résister aux sirènes (voir L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme 2/3), il doit affronter maintenant Charybde et Scylla.

Charybde et Scylla. Le troupeau d’Hélios, ça passe ou ça casse avec les Trois !

Circé a ensuite indiqué à Ulysse qu’il devrait franchir un étroit passage qui le conduirait d’abord devant Scylla, un monstre à six têtes dévoreur d’hommes, et dans les eaux où Charybde, un monstre sous-marin provoque un tourbillon qui submerge tout ce qui l’entoure. Le seul moyen d’éviter Charybde est de passer le plus près possible de Scylla et de perdre des hommes mais s’il ne le laisse pas faire, ils seront tous emportés par le tourbillon de Charybde.

 

Charybde et Scylla, le détroit de Messine. La Sicilia in Rete: Places of the myth of Ulysses

 

Ulysse tente le passage en force

Mais Ulysse ne se résigne pas, il refuse de perdre des hommes et veut combattre Scylla sans tomber dans les griffes de Charybde. Circé lui a bien expliqué que c’est impossible, un homme pour chaque tête de Scylla, six en tout, c’est le prix non négociable !

La seule manière de sortir de cette situation est d’accepter des pertes nécessaires pour éviter une destruction complète et atteindre son objectif. Ni l’intelligence, ni l’imagination ne sont ici d’aucun secours ! Il faut aller de l’avant, rester concentré sur la tâche et en mettant sa fierté de côté. Il faut être rapide et efficace mais sans se précipiter. Pour naviguer entre Scylla et Charybde, il faut garder son objectif en tête et ne penser qu’à la réussite finale, sans regrets pour les pertes qui en découlent. Impossible de chercher à les éviter ou de préserver sa fierté ou sa vanité. C’est le résultat qui compte, pas le processus ! Inutile de compter sur son charme, son arrogance ou ses talents de négociateur, Ulysse va devoir les oublier s’il veut sortir de cette situation.

 

Nous savons que nous sommes entre Charybde et Scylla quand il faut choisir entre des pertes significatives ou la destruction complète, sans état d’âme. C’est l’efficacité et le résultat final qui comptent. Les paramètres pour mesurer le succès sont clairs : la réussite finale du projet ! Pour franchir ce passage entre Charybde et Scylla, nous devons être au clair sur les objectifs et sur ce qui est considéré comme une victoire. Il faudra rester flexible sur la tactique, les plans vont devoir être réajustés au fur et à mesure, rester toujours en mouvement sinon Scylla va se servir une deuxième fois. Accepter que Scylla va prendre sa part quoiqu’il arrive et continuer d’avancer sans s’appesantir sur les pertes.

 

L’erreur fatale d’Euryloche

Circé et Tirésias ont bien prévenu Ulysse : ni lui, ni ses hommes ne doivent approcher de l’île du Soleil et encore moins s’en prendre au troupeau d’Hélios. La vengeance de celui-ci serait terrible !

L’équipage est fatigué et veut quand même accoster. Ulysse leur fait promettre qu’ils ne toucheront au troupeau sous aucun prétexte. Les vents contraires vont les empêcher de quitter l’île et au bout de quelques jours, les provisions fournies par Circé s’épuisent. L’équipage profite d’un moment de distraction d’Ulysse et s’en prend aux bêtes qu’ils vont dévorer, guidés par Euryloche qui rationalise et excuse leur méfait en prétendant que dès leur arrivée à Ithaque, ils bâtiront un temple à Hélios et lui feront de magnifiques présents pour compenser leur faute. Euryloche se croit plus fort que les dieux, il pense pouvoir leur tenir tête et les convaincre.

 

Pellegrino Tibaldi (1527 – 1596).  I compagni di Ulisse rubano i buoi del Sole

 

Hélios, furieux, demande à son père, Zeus, d’intervenir. Une terrible tempête va détruire le navire et seul Ulysse, qui n’a pas consommé la viande des animaux sacrés, va survivre accroché à un mât.

Cette colère divine n’est pas sans rappeler celle de Dieu dans le Sinaï quand le peuple, inquiet de l’absence de Moïse, se décide à vénérer le veau d’or construit par ses propres mains. Dans un cas comme dans l’autre, la faute est la même : ne pas suivre les consignes divines, se mettre à la place du dieu. C’est l’arrogance de se croire plus intelligent que Dieu, de pouvoir négocier avec lui, de penser pouvoir le tromper en jouant au plus malin. Ne pas être eux-mêmes mais se conformer à une image brillante qu’ils ont voulu se donner, voilà la faute que l’équipage d’Ulysse va payer de sa vie.

Maintenant Ulysse est complètement seul, nu et affamé. Au bout de neuf jours il va échouer sur le rivage de l’île d’Ogugiè, chez la déesse Calypsô.

 

Calypsô, séjour au paradis des Deux

 

Cette île est un lieu paradisiaque et Calypsô et ses nymphes s’emploient à prendre soin d’Ulysse de toutes les manières possibles. Ses désirs sont anticipés et elle se l’attache par ses faveurs, le gardant ainsi sous sa coupe pendant sept ans. Elle répond à tous ses désirs, sauf à celui de retourner à Ithaque et de retrouver Pénélope et la vraie vie. Ulysse se languit de sa femme mais n’a pas le courage de s’arracher à cette vie de commodités et de sensualité, dans laquelle Calypsô le maintient.

 

Jan Brueghel l’Ancien. Ulysse et Calypso (c. 1616).  Johnny van Haeften Gallery, Londres.

 

Calypsô, c’est cette personne qui vous voue une forme d’adoration et qui se plie à tous vos désirs, vous gardant ainsi sous sa coupe et annulant toutes vos tentatives de libération. C’est ce lieu où nous nous sentons si bien que nous n’en franchissons plus les limites, alors que nous ne sommes qu’à quelques pas de notre but ultime.

L’immortalité en cadeau

Calypsô va jusqu’à lui offrir l’immortalité dans ce paradis de plaisirs en échange de l’abandon de ses projets de retour à la maison. Mais Ulysse va démontrer qu’il est un héros : il refuse cette immortalité et continue de se languir de Pénélope et d’Ithaque.

Ses lamentations vont finalement atteindre Athéna qui, du mont Olympe, se penche sur son protégé et décide d’aller convaincre son père Zeus qu’Ulysse a bien assez souffert. Athéna sait défendre sa cause et Hermès est envoyé chez Calypsô pour lui donner l’ordre de libérer Ulysse.

Calypsô, bien que furieuse envers les dieux, va se montrer généreuse envers Ulysse et lui apporte tout ce dont il a besoin pour rentrer à Ithaque. Elle se montre sous son meilleur jour et lui fournit une assistance aussi personnalisée que l’excès d’attentions dont elle l’avait couvé précédemment. Elle redonne espoir à Ulysse qui se met en route vers son destin.

 

Arnold Böcklin. Ulysse et Calypso (1882). Kunstmuseum, Bâle

Nous sommes sur l’île d’Ogugiè lorsque nous pensons être à l’endroit dont nous avons toujours rêvé, bénéficiant de la présence magique et délicieuse d’une Calypsô qui nous prodigue des services et attentions sur mesure qui nous font nous sentir importants. Certes, en échange elle nous demande de nous mettre sous sa dépendance et de lui donner toute l’admiration et affection qu’elle mérite. Au fond de nous-mêmes, nous percevons que ses flatteries et ses cadeaux ne nous nourrissent pas vraiment, et qu’elle ne nous offre qu’une pâle copie de notre vrai «chez-moi ».

Il est important que nous soyons au clair sur ce qui compte réellement pour nous, nous devons comprendre que Calypsô ne peut contrôler que les domaines sur lesquels nous acceptons de dépendre d’elle. La sagesse et le bon sens d’Athéna seront la meilleure assurance pour éviter de tomber dans les pièges de Calypsô. Apprenons à exprimer clairement nos besoins sans demandes ni excuses car Calypsô peut, si elle souhaite, y répondre magistralement. N’oublions pas de remercier Calypsô de la manière la plus spécifique possible et en rendant justice à ses qualités.

 

Les Phéaciens, Ulysse est remis sur le droit chemin par les Un

Poséidon, à son retour, découvre et laisse éclater à nouveau sa vengeance. Une gigantesque vague va projeter le radeau d’Ulysse sur la côte de Skhérie, l’île des Phéaciens, d’habiles navigateurs. Athéna le garde sous sa protection et envoie Nausikaa, la fille du roi, à sa rencontre. Ulysse perçoit qu’il est important ici de garder les formes et s’adresse avec courtoisie et modestie à la princesse. Elle va lui donner de quoi se laver et s’habiller afin de se présenter dignement au palais.

W. Heath Robinson (1872 – 1944). Nausicaa and her maidens bringing food and wine to Odysseus.

 

Ici, les apparences et les bonnes manières sont très importantes et Ulysse va réussir à s’attirer les bonnes grâces du roi Alkinoos et de la reine Arètè. Les Phéaciens sont des gens de devoir et ils considèrent le leur de venir en aide aux voyageurs. Ils lui demandent en échange de passer une nuit chez eux et de participer activement à leurs jeux pour leur montrer ce dont il est capable et la meilleure expression de lui-même. Pour les Phéaciens, il est important de donner le meilleur de soi-même, de garder les formes et de respecter les conventions. Ils ne se laissent pas emporter par leurs émotions et restent courtois, s’appuyant sur leurs principes, faisant leur devoir, habitant dans des maisons élégantes et parfaitement rangées. Le palais d’Alkinoos et son jardin sont parfaits.

Le devoir avant tout !

Le sens du devoir des Phéaciens va les pousser à aider Ulysse, même au risque de fâcher un dieu de l’Olympe. Ulysse doit, pour répondre à leur demande, dire qui il est et raconter son aventure. Il est arrivé à un point où il se doit de raconter son histoire avec honnêteté, ses erreurs et ses succès, ce qu’il a appris, où il a agi avec sagesse et où avec ignorance. Ils chargent Ulysse de trésors, de beaux vêtements, d’or et de bronze et ils le remettent sur la route d’Ithaque.

Les Phéaciens ont leur part sombre, c’est celle qui les pousse à « bien » faire, quoiqu’il advienne et à reprendre et corriger ceux qui ne le font pas. Nous rencontrons des Phéaciens dans la vie de tous les jours et dans les institutions où aucune erreur n’est tolérée, où les standards à respecter sont plus importants que les objectifs qu’ils sont censés servir.

Nous savons que nous sommes chez les Phéaciens lorsque le plus important est la vertu : bien faire et apprendre aux autres à toujours faire de leur mieux et plus. Ici, la qualité est le mot d’ordre au risque de tomber dans la rigidité et le jugement. Les habitants veulent être organisés et honnêtes, pour eux il y a une bonne manière de bien faire et ils ont l’obligation de la discerner et de la suivre. Pour survivre chez les Phéaciens, il nous appartient donc de comprendre clairement quel est notre devoir. La prise de décision est basée sur des principes et il est inutile de chercher à faire « vite ». Nous devons respecter l’autorité en place, suivre la ligne hiérarchique, respecter les traditions et les anciens. Il est important de faire preuve de vertu et de le montrer, inutile de cacher nos compétences. Tout le monde doit être impliqué et participer. Nous devons honnêtement « dire notre histoire » pour établir notre valeur.

 

Claude Lorrain (1604 – 1682). Scène portuaire avec le départ d’Ulysse du pays des Phéaciens. Musée du Louvre

 

Retour à Ithaque

Ulysse arrive enfin à Ithaque où il se fera connaître ou reconnaître par ses proches et par Pénélope elle-même. Il lui reste maintenant à accomplir sa dernière mission pour se réconcilier avec Poséidon : aller à l’intérieur des terres avec sa rame jusqu’à trouver une personne qui ne reconnaisse pas cet objet (quelqu’un qui n’aura donc jamais vu la mer et ne connaisse pas Poséidon, son dieu). Il doit planter cette rame comme un symbole et revenir vers la mer. Sa route est maintenant achevée.

Ulysse, « l’homme aux mille tours », est versatile, il sait s’adapter et apprendre les leçons des personnes qu’il rencontre. Quand il ne le fait pas, il reste « sur place », ne pouvant plus échapper. Nous rencontrons des personnes qui sont restées « coincées » dans un épisode de leur odyssée, ils ont pris les croyances, les attitudes, la personnalité de cette étape et sont incapables de s’en extraire, de sortir de leur cadre de référence. Ils livrent les mêmes batailles et combattent les mêmes chimères, ils refusent l’aide de ces voyageurs qui pourraient leur apprendre d’autres perspectives.

Qui d’entre nous n’a pas été confronté à la nonchalance des lotophages, à la brutalité des Cyclopes, aux visions fumeuses d’Éole, à la détestation paranoïaque d’un Lestrygon ? Qui n’a pas un jour rencontré la sagesse cérébrale et distante d’une Circé, approché la mort en Hadès, s’est laissé berner en espérant éviter Charybde et Scylla, a accepté d’être dépendant d’une Calypsô ou été remis sur le droit chemin par un Phéacien ?

Ulysse a su affronter et surmonter toutes ces étapes, apprenant à travers ces épreuves comment retrouver son humanité et « expier » ses crimes de Troie. L’homme aux mille tours devient une personne. L’outis [la personne] prend le pas sur la mètis [ruse de l’intelligence ou art de la guerre] (Camille Levant. Le voyage initiatique des héros mythiques, de L’Odyssée à Star Wars. Éducation. 2015)

 

Pour continuer ce voyage vous pouvez lire ou relire le poème de Constantin Cavafy (1863 – 1933) qui a exprimé magnifiquement l’importance du chemin dans Ithaque ou écouter comment le chanteur Lluis Llach l’a mis en musique dans Viatge a Itaca

Xavier Villette avait résumé, plus brièvement, ce livre en 2014. Le voyage d’Ulysse a la lumiere de l’ennéagramme

Écoutez Michael Goldberg parler d’ennéagramme et de mythologie en suivant son interview dans la série Enneagram mapmakers de Chris Heuertz

La transcription des noms propres est celle de la version d’Emmanuel Lascoux (P.O.L, 2021)

 

Pour (re)lire les premières étapes d’Ulysse :

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