L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme (2/3)

Et nous voilà repartis sur la mer, droit devant, à nous cuire le cœur de douleur … (Odyssée, chant X)

 

Nous poursuivons la présentation du livre de Michael J. Goldberg Travels with Odysseus: Uncommon wisdom from Homer’s Odyssey. Ayant réussi à quitter les Lotophages et à échapper au Cyclope, chassés ensuite par Éole (voir L’Odyssée sous l’angle de l’ennéagramme 1/3), Ulysse et ses hommes sont dans un état de profond découragement. Ils vont naviguer six jours, d’une traite, nuit et jour.

L’île des Lestrygons, gare aux Six !

Si Éole était la terre des rêves les plus optimistes, celle des Lestrygons n’abrite que des attentes négatives. Leur port est situé au fond d’une sorte de fjord, protégé par de hautes montagnes. Il ne fait jamais vraiment nuit chez les Lestrygons, à peine quelques heures de pénombre.

 

Les Lestrygons. Fresque provenant d’un maison sur l’Esquilin (Rome). Musée du Vatican (40-50 av.JC)

 

Ulysse, prudent, amarre son vaisseau amiral à l’extérieur de ce goulot et envoie des éclaireurs. Les Lestrygons sont des géants craintifs, ils n’attendent pas de connaître les intentions de ces hommes. Ils ne vont leur laisser aucune chance, saisissant et dévorant l’un d’entre eux, tuant les autres à coups de gros rochers qui coulent leurs navires. Seuls Ulysse et les hommes restés à l’extérieur du port parviennent à s’enfuir.

Rien dans le comportement d’Ulysse et de ses hommes ne faisait craindre une attaque, mais les Lestrygons sont des adeptes de la « guerre préventive ». Ils voient des ennemis partout et justifient ainsi leurs réactions de défense. Et ils habitent cette île où le soleil ne se couche quasiment pas, car ils craignent l’obscurité qui pourrait les empêcher de voir d’où viennent les attaques.

Courage, fuyons !

Les Lestrygons que nous croisons sont les personnes qui cherchent toujours les intentions cachées, sans cesse sur leurs gardes, décelant des menaces qui n’existent que dans leur tête. Ils divisent le monde en « eux » et « nous » et projettent sur les autres leurs préjugés et leurs limitations. Ils vous font voir tout ce qui pourrait ne pas aller en vous, vous devenez votre propre ennemi et vous vous clouez au sol en vous lançant des projectiles géants.

Ulysse et les Lestrygons. J. C. Andrä : Griechische Heldensagen für die Jugend bearbeitet (Légendes grecques retravaillées pour les jeunes gens), 1902

Ulysse ne tente pas de combattre les Lestrygons, il les fuit car s’il les attaquait, il leur donnerait raison et entrerait dans leur logique paranoïaque. Inutile d’essayer de les raisonner, on n’en vient à bout qu’en se confrontant à ses propres obscurités, pas à celles qu’ils vous prêtent. Nous sommes chez les Lestrygons quand l’ambiance générale est à la méfiance, aux suspicions, aux dissimulations, quand le monde est divisé entre « eux » (les méchants) et « nous » (les bons). Les motivations réelles sont cachées et, si nous ne sommes pas de leur bord, nous ne sommes pas appréciés pour nos bons côtés car ceux-ci sont niés.

Pour vaincre les Lestrygons, il est inutile de chercher à les convaincre ou à les éliminer. Il faut les reconnaître pour ce qu’ils sont réellement, ne pas négliger leurs avertissements, distinguer ceux qui sont fondés (et qui peuvent nous être utiles) de ceux qui relèvent de leur aveuglement. Si nous essayons de les combattre sur leur propre terrain, nous allons nous retrouver emprisonnés dans leur schéma mental.

Les Lestrygons, comme les Cyclopes, sont sur la défensive pour protéger leur pré-carré, mais leur paranoïa les pousse à surestimer leurs adversaires, car Ulysse et ses compagnons, en bien mauvaise posture, ne représentent pas un réel danger. Le Cyclope, au contraire, avait sous-estimé les Ithaquiens en se croyant bien plus fort qu’eux.

 

Circé et Hermès, les cachotteries des Cinq

Ulysse a perdu presque l’intégralité de sa flotte et de ses hommes, il ne lui reste qu’un bateau sur les douze qui la composaient. Il ne peut plus se présenter comme un vaillant guerrier et doit commencer à abriter de sérieux doutes sur son identité. C’est dans ces circonstances qu’il aborde l’île d’Aiaié. Il envoie un groupe d’éclaireurs dirigé par Euryloque explorer l’île où règne Circé la magicienne, dont le nom signifie en grec «oiseau de proie », car elle a l’œil perçant et observe sans passion. Elle vit dans un palais caché dans une épaisse forêt.

 

Circé la magicienne. Richard Geiger, ill.  publiée dans Histoire du monde de Zalán Endrei – Károly Fekten (1900)

 

Elle accueille les hommes d’Ulysse, les nourrit, mais elle mêle une de ses mixtures à leur boisson et, victimes de leur avidité, ils vont se retrouver tous transformés en porcs, sauf Euryloque qui est resté prudemment à l’extérieur. Le porc est l’image de celui qui n’en a jamais assez et qui se nourrit avidement, mais cette avidité peut aussi être dirigée vers le pouvoir, les connaissances ou les richesses. C’est celui qui craint de ne pas avoir de quoi se remplir.

Nous sommes sous le charme de Circé quand nous nous laissons contrôler par l’avidité de ce qui nous permet de ne pas nous sentir dépendants ou vulnérables. Effrayés à l’idée de manquer, nous préférons rester envoûtés par Circé que de nous sentir « vides ».

 

Pour sortir de l’enchantement

Ulysse, alerté par Euryloque, part à la rescousse de ses compagnons. En chemin il va être intercepté par Hermès, le dieu protecteur des voyageurs, de ceux qui acceptent de sortir d’eux-mêmes mais qui risqueraient de se perdre si Hermès ne les guide pas en leur révélant ses secrets (« hermétiquement » gardés). Hermès aime ceux qui sont prêts à prendre des risques et à changer de paradigme pour s’en sortir. Il va confier à Ulysse une herbe qui lui permettra de résister aux charmes de Circé et d’obtenir sa collaboration. Quand celle-ci découvre que sa potion n’a aucun effet sur lui, elle est subjuguée car elle a enfin trouvé un mortel capable d’apprécier ses connaissances ! Les conseils de Circé ne peuvent être entendus que par ceux qui acceptent de se remettre en question pour les suivre. Avant de croiser son chemin, Ulysse était complètement perdu. Elle va lui donner des indications et des informations très précises, y compris sur la manière de se réconcilier avec Poséidon.

 

La maga Circe, El Grechetto, Milan, Musée Poldi Pezzoli (c. 1650)

 

L’Hadès et les sirènes, sombrer avec les Quatre ?

Circé dirige tout d’abord Ulysse vers l’Hadès pour qu’il se confronte à ses désirs inaccomplis et à ses regrets. Il y rencontrera Tirésias, le célèbre et aveugle devin.

Afin de ne pas être submergé par les ombres des défunts, il doit creuser un fossé qu’il remplira du sang de moutons mâle et femelle. Quand les esprits s’approcheront, il pourra choisir lesquels il laissera boire afin qu’ils puissent lui parler. Quand on arrive dans l’Hadès, il est important de garder des limites claires pour ne pas être envahi par l’excès d’émotions négatives.

Retour vers le passé

Ulysse suit au pied de la lettre les instructions et c’est Tirésias, le mythique devin aveugle de Thèbes, qui se présente et qui accepte de guider Ulysse dans les prochaines étapes de son parcours. Il lui fournit des informations précieuses sur les précautions qu’il devra prendre et sur l’offrande qu’il devra faire quand il sera enfin de retour à Ithaque.

Bien d’autres esprits vont s’approcher de lui, chargés de ressentiments et d’amertumes et, en particulier, ses anciens frères d’armes dans la guerre contre Troie. Ils sont prisonniers de leurs « si seulement» même après leur mort. Le temps ne passe pas dans l’Hadès, il est figé par les désirs insatisfaits, les regrets, les jalousies, les ambitions inassouvies. C’est le domaine de ce qui « aurait pu être ».

 

Ulysse dans le monde souterrain. RIjksmuseum. (1633)

 

Nous y sommes tous confrontés à un moment ou l’autre et nous risquons de nous y engluer si nous ne l’affrontons pas avec équanimité, cette capacité à vivre et revivre les moments les plus tempêtueux de notre vie avec égalité d’humeur et d’esprit. Nous ne pouvons y résister que si nous avons un lieu sûr d’où nous pouvons entrer en contact avec ce que ces ombres ont à nous dire, mais en gardant une distance qui nous permette de décider lesquelles écouter, lesquelles « nourrir de sang » (énergie, attention) sans qu’elles nous vampirisent, en nous entraînant dans une confrontation émotionnelle que nous ne voulons pas vivre. Les Circé de notre vie (enseignants, thérapeutes, conseillers…) sont là pour nous guider dans notre Hadès personnel, nous aider à nous confronter à nos « si seulement », aux moments non-vécus de notre existence, et à choisir lesquels nous voulons nourrir et écouter pour être en paix avec eux.

Nous sommes en Hadès quand la mélancolie, voire la dépression envahissent tout, les «esprits » locaux sont sans espoir et ne croient plus aux changements. L’attention est concentrée sur les souffrances passées, le travail inachevé, ce qui est perdu, ce qui aurait pu être. Peu ou pas d’énergie est consacrée à de futurs plans ou possibilités.

Pour sortir de l’Hadès, nous devons décider quelles « ombres » nourrir et lesquelles ignorer. Nous devons rester à l’abri et derrière nos barrières pour pouvoir écouter ce que les ombres ont à nous dire et à nous faire comprendre, mais sans nous laisser emporter et envahir par leurs émotions. Ne renonçons pas car le manque d’espoir est au cœur de ce lieu, le découragement et la victimisation nous guettent si nous n’y prenons garde. C’est ainsi que nous pourrons faire face honnêtement à ces ombres et à ces parts inachevées de nous-mêmes, être en paix avec elles et continuer d’avancer.

 

Irrésistibles sirènes…

Quand Ulysse quitte l’Hadès, il s’est confronté à ses parts d’ombre et il peut maintenant renaître et revivre, mais avant cela il doit, comme Circé l’en a averti, résister au chant des sirènes. Celles-ci séduisent les voyageurs par leur chant irrésistible et les conduisent à échouer sur leur rivage parsemé des ossements de leurs victimes.

Circé a bien dit à Ulysse de boucher les oreilles de ses marins avec de la cire pour qu’ils ne les entendent pas. Si Ulysse veut les écouter, il doit d’abord demander à ses hommes de l’attacher fermement au mât de son bateau.

Ulysse attaché au mât de son navire. Mosaïque conservée au musée du Bardo à Tunis (3e s.)

Quand Ulysse les entend, il se rend compte qu’elles chantent « son » chant. Elles lui promettent de le comprendre comme personne ne l’a jamais compris et de lui prédire avec certitude ce qui va arriver, de lui laisser voir le sens de ses luttes et les espoirs qui lui sont permis. Il ne s’agit pas (comme beaucoup l’ont expliqué) d’une simple tentation à laquelle il serait plus facile de résister en l’ignorant (en se bouchant les oreilles), mais d’une aspiration exaucée (tous nos espoirs sont entendus et reconnus) et d’une profonde espérance : nos souffrances ont un sens et une valeur, tout peut s’arranger et être pour le mieux.

Ulysse en proie aux sirènes. Stamnos attique à figure rouge, c. 480–470 av. JC

Nous connaissons tous des personnes qui naviguent droit devant dans leur vie, mais qui ont bouché leurs oreilles en renonçant à être entendues, comprises et encouragées. Elles ne veulent pas chercher le sens de leur vie. Elles se privent d’une profonde joie et de pouvoir à leur tour en aider d’autres.

Mais Circé a bien insisté sur le fait qu’Ulysse ne doit pas se laisser entraîner par ce chant, ni répondre à cet appel, car alors il serait détruit. Si nous nous laissons distraire, envelopper, consumer par la tristesse et la beauté de notre souffrance personnelle dans notre voyage de retour à la maison, si nous nous posons sans fin des questions «pourquoi moi, pourquoi ceci, pourquoi maintenant », alors nous nous écraserons sur le rocher des sirènes.

Ulysse passe maintenant d’une terre d’exploration émotionnelle et profonde à une aventure pratique et où il sera jugé sur ses résultats et non sur sa capacité à explorer les profondeurs de ses sentiments. Nous découvrirons les dernières étapes de son voyage un troisième volet de cette série.

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